Mon dos me tuait, mais aller réclamer des antidouleurs n'était pas une option. Si je l'avais fait, j'aurais dû admettre les blessures en elles-mêmes et les sous-infirmières auraient insisté pour y jeter un œil. C'était logique et, si le monde avait été plus simple, ça n'aurait pas été un problème. Dans mon cas, l'option n'était pas envisageable. Ma mère surveillait avec attention l'évolution et s'appliquait à garder les plaies propres, mais elle n'aurait pas pu faire de miracle. En plus de tout ça, ou à cause, je n'en savais trop rien, il n'était pas non plus question de sécher le boulot. Si j'étais valide, je devais aider et me plier en quatre pour compenser les absences. Heureusement, patrouiller, bien qu'étant une tâche particulièrement physique, ne me demandait pas de trop forcer. Aider aux travaux avait été une étape beaucoup plus difficile à passer. J'avais tenu un temps, jusqu'à m'imprimer les marques de mes dents dans la lèvre inférieure, avant de m'esquiver parce que j'en pouvais plus et que m'écrouler au milieu des autres n'aurait pas aidé mon cas. Mais en patrouillant, j'avais fini par avoir une idée. C'était un risque, mais un peu de pommade accélérerait les choses. A l'hôpital, si je parvenais à intercepter un soigneur ou un sous-infirmier inconnu au bataillon, je pourrais me faire aider discrètement. La simple idée d'avoir à me dénuder devant un inconnu me soulevait le cœur et il me faudrait jouer un rôle, mais si cela me permettait de tenir sur le long terme, peut-être que cela en valait le coup. Je voulais aussi débarrasser un peu ma mère de cette inquiétude qui lui tirait les traits depuis des jours. Elle avait déjà eu bien trop d'efforts à faire pour moi. Prétextant d'aller vérifier une zone, je m'étais donc éclipsée à l'approche de l'hôpital. Si je faisais vite, l'autre patrouilleuse ne se soucierait peut-être même pas de mon absence. C'était sans compter sur l'inattention de quelqu'un qui m'avait foncé dessus au niveau des portes. Je n'avais pas réussi à me retenir à quoi que ce soit et mon équilibre s'était fait plus précaire à cause de la douleur qui s'était réveillée sous le choc. J'étais bêtement tombée sur les fesses, une grimace évidente au visage. En levant la tête, j'avais senti mon cœur battre beaucoup plus vite. Oh non. C'était une Vipère. Je ne la connaissais pas personnellement, mais elle avait été mêlée de loin à un scandale récent. Une histoire vraiment sordide.

- C'est pas grave.

Je m'étais empressée de dire, le regard fuyant en commençant à me relever. Un léger son peiné s'était échappé de mes lèvres, mais j'avais continué jusqu'à me remettre sur mes pieds.

A cause de l'image qu'elle avait donné ces derniers temps, je l'avais crue beaucoup plus difficile et agressive, mais elle semblait plus agitée qu'autre chose, cherchant clairement à se rattraper pour ce qui n'avait été qu'un stupide accident. J'aurais pu apprécier l'effort si son attention n'avait pas été de trop. J'allais prétexter que mon poignet me faisait souffrir, que la grimace venait de là parce que je m'étais appuyée dessus par réflexe en me relevant, mais elle avait immédiatement compris que mes blessures étaient ailleurs, preuve que je n'étais pas la meilleure des actrices. Pour ma défense, j'avais déjà naturellement assez de choses à cacher comme ça sans en plus avoir à contrôler chacun de mes gestes à cause de plaies mal placées.

- Non, non. C'est rien. Rien du tout. Je suis juste un peu douillette.

Je me défendais beaucoup trop rapidement pour que cela sorte naturellement et, déjà, l'anxiété remontait. Il fallait que je me sorte de là sans la rendre trop suspicieuse. Il n'aurait pas non plus fallu que ce soit le genre de fille qui n'acceptait pas un refus sous prétexte qu'elle voulait le mieux pour les autres. Quitte à les embarquer de force vers un soigneur. J'aurais pu lutter, mais, encore une fois, ça ne m'aurait rendue que plus étrange à ses yeux.

- Tu devrais peut-être respirer.

C'était l'hôpital qui se foutait de la charité, je ne valais pas vraiment mieux, mais je n'avais pas pu m'empêcher de remarquer qu'elle montait peut-être un peu trop dans les tours. Cette fille n'allait pas bien, cela se voyait, et, même si ce n'était pas mon problème, elle me faisait un peu de peine, dans le fond. En plus, rediriger le sujet de la conversation était une solution comme une autre.

Son mal-être était palpable et je me doutais bien qu'il devait y avoir de quoi. La situation en elle-même était déjà assez horrible, mais en plus il y avait le regard des autres et sans doute encore beaucoup d'autres choses que je ne pouvais pas comprendre qui en découlaient. Je ne pouvais pas me mettre à sa place, mais je pouvais au moins comprendre ce que ça faisait d'avoir beaucoup trop de choses à l'intérieur de soi sans qu'elles ne puissent sortir. C'était l'impression qu'elle me donnait. Celle d'être coincée avec beaucoup trop d'émotions et aucun moyen de les laisser exploser pleinement et sereinement, soit par peur de ce qui arriverait ou parce qu'elle n'en avait pas la place.

- Tu veux t'asseoir un peu là-bas ? Le froid est souvent un ennemi, mais j'ai remarqué qu'il pouvait aider. Si ton corps a froid, beaucoup de choses en toi se concentrent là-dessus.

J'avais désigné un petit muret un peu éloigné de l'hôpital d'un coup de menton. L'immobilité et le contact glacé de la pierre au travers des vêtements feraient l'affaire. J'avais moi-même commencé à bouger vers cette destination avec un demi-sourire qui n'avait pas été si facile que ça à former.

Le muret était un peu inconfortable et le froid au travers de mon pantalon fit remonter un léger frisson le long de mon corps, mais cette pause n'était pas non plus déplaisante. La douleur était fatigante à force, feindre de ne pas être amochée encore plus. Cela demandait de conserver une certaine posture et de contrôler trop de réflexes. Pendant un instant, je pouvais souffler au moins, même si il n'était pas question de me relâcher complètement. Elle me rejoint finalement, peu délicate dans son approche, un fait récurent pour elle apparemment vu sa réaction plus tôt. Le contraste avec ses mimiques timides était d'autant plus déroutant.

- Je le savais pas. Pour ton prénom. J'ai entendu des trucs, mais... Bref. Misha. Mon prénom à moi.

Je n'étais pas toujours à l'aise lorsqu'il fallait communiquer, j'avais tendance à perdre trop vite mes moyens pour des bêtises. De façon générale, je fréquentais assez peu de gens en-dehors des collègues de boulot. Je n'étais à l'aise qu'avec ma mère parce que je n'avais rien à lui cacher.

- Je devrais être en train de patrouiller, mais j'avais besoin de faire un break. Ma partenaire est pas là et j'ai du mal avec celle qui la remplace. En plus, c'est calme aujourd'hui. Les gens n'ont pas la force de poser des problèmes.

D'un coup, je parlais trop. Elle s'en fichait probablement de ce que j'avais à dire, ce n'était que des détails sans importance. Je ne connaissais pas vraiment le juste milieu, soit c'était des réponses monosyllabiques, soit je m'enfonçais avec trop de blabla.

- D'ailleurs, si tu pouvais éviter de dire que tu m'as vu glander, j'apprécierais.

Ce n'était pas réellement mon but, mais, petit à petit, elle s'ouvrait. Je ne doutais pas que cela devait être compliqué de vivre avec tant de tension et cette impression d'être sous l'œil de tous. C'était déjà difficile pour moi alors que ce n'était que la paranoïa qui parlait dans mon cas, alors je n'osais imaginer sa situation. Comme souvent, je n'étais pas bien douée pour accepter les compliments. J'avais détourné le regard, un peu gênée parce que je n'avais pas l'impression d'en faire tant que ça en tant que patrouilleuse.

- Je dois avouer que c'est pas courant pour moi.

La voir rigoler ne la rendait que plus sympathique. Peut-être qu'elle était comme ça lorsque le poids de son monde ne s'écrasait pas sur ses épaules. Elle aurait mérité d'avoir plus souvent l'occasion d'agir de la sorte, d'être souriante et plus lumineuse.

- J'ai tendance à jouer les Membres modèles, mais c'est pas déplaisant de ne pas respecter totalement les règles. Une fois les premiers moments stressants passés.

J'en rigolais un peu. Même eux étaient plaisants dans les faits. J'avais ressenti une appréhension plus naturelle, quelque chose qui n'avait rien à voir avec le secret que je cachais pour une fois. D'une façon un peu tordue, c'était reposant.

Parler du règne d'Annabella était toujours bizarre. D'un côté, j'avais une vision comme distordue de sa durée. Le nombre d'années durant lesquelles elle avait été Chef était ridicule par rapport à ses prédécesseurs, mais l'impression restait différente. J'avais aussi l'impression que Théa était à la tête du clan depuis un moment déjà alors que cela se comptait en un petit nombre de saisons.

- Ouais, c'était pas la période la plus facile à manœuvrer. J'ai l'impression qu'elle appartient à une autre vie tellement le clan s'est réorganisé rapidement.

Au départ, je n'avais pas été si sceptique que ça lors de la transition de Nora à Annabella. Il n'y avait aucune raison que cela se passe mal, l'Ancienne était toujours là pour guider la nouvelle Chef et elle avait dû avoir de bonnes raisons de la choisir. Lorsque les premières frasques étaient arrivées et qu'elles s'étaient avéré cruelles, il avait été temps de commencer à s'inquiéter réellement et d'envisager que la punition serait fatale si je venais à me faire attraper.

- Je veux être Membre depuis longtemps, mais je pense pas que j'aurais passé le Test si ça avait été un an plus tard.