Un chanceux, ce Oskar. Depuis le début de son existence, il n'avait pas eu souvent à se plaindre. Sa famille se trouvait dans le juste milieu. Elle était à l'aise mais pas assez pour attirer l'intérêt des autres et ils le vivaient tous très bien comme ça. La normalité apportait un certain confort à défaut d'une aisance indécente. On l'avait jugé compétent pour travailler en-dehors des frontières, il ne subissait donc pas en permanence l'autorité dragonne. Un détail qui avait eu un impact sur son point de vue sur la vie. Il se fondait facilement parmi les autres et avait même une certaine affection pour les membres d'autres clans. Avec un tel chemin parcouru, il n'était pas si étonnant que la tempête n'ait pas été cruelle avec lui. Ses seules blessures se limitaient à quelques contusions au visage. La douleur s'oubliait vite. Même ses parents ne souffraient pas. Des bleus et quelques égratignures. La maison était restée debout et avait su les protéger.

Sa présence aux usines dès la réouverture était donc naturelle. Il était même venu aider les quelques jours précédents pour tout remettre en ordre. Cette journée restait différente. Oskar sentait bien la tension qui pesait lourd au-dessus de leur tête. Il avait eu droit à quelques regards mauvais de la part de ceux qui savaient d'où il provenait mais l'animosité était plus facilement dirigée vers ceux qui affichaient plus visiblement leur appartenance. Un rappel de ce qu'être un dragon signifiait depuis plusieurs jours.

Dans la vie d'Oskar, c'était la seule chose qui n'allait pas. Sur le territoire, la situation s'envenimait. L'existence dragonne avait toujours été différente de celle dans les autres clans mais elle s'était empirée. Dans un monde où les règles changeaient sans explication, il devenait difficile de savoir comment se comporter. Contrairement à ceux qui portaient si fièrement l'emblème du clan, il était perdu. L'idée de les imiter ne lui était pas venue à l'esprit parce qu'il n'aimait pas s'engager dans l'ombre. Tant qu'il n'était pas forcé de faire un choix, il préférait rester dans sa normalité. Une attitude qu'on aurait pu voir comme lâche mais qu'il jugeait réfléchie.

— Si tu travailles, la journée passera plus vite. avait-il glissé à un travailleur en guise de premier avertissement.

L'homme s'activait trop lentement autour de sa machine. Une attitude qui finirait par lui attirer des ennuis.

Il n'était pas rare que les surveillants discutent durant les gardes. Oskar avait toujours apprécié cette ambiance lorsqu'elle était possible. Cela permettait à tout le monde de se détendre et de relâcher un peu la pression. Ce n'était bien sûr pas possible avec tout le monde. Il y en avait qui n'appréciaient pas les bavardages et d'autres qui collaient un peu trop aux règles. Depuis la ré-ouverture, ce qu'il avait remarqué était qu'il y avait surtout des gens qui ne savaient pas quoi faire des dragons. Il se montra donc un peu surpris d'être approché.

Un coup d'œil lui apprit qu'il s'agissait d'Anthea de chez les vipères. Il ne pouvait pas prétendre qu'ils étaient proches malgré des heures passées dans la proximité l'un de l'autre. Ce n'était là qu'une constatation. Il n'avait rien contre elle, Oksar l'avait toujours trouvé très correcte dans son travail et elle n'était pas désagréable contrairement à d'autres.

— Question compliquée. souffla-t-il en fixant un dragon portant l'emblème.

Oskar n'était pas certain de ce qu'il pouvait dire. Il ne voulait pas s'attirer trop d'ennuis mais il n'y avait pas d'interdiction à proprement parlé. Il existait bien l'ordre tacite habituel de ne pas trop en révéler sur les dragons mais il en avait un peu marre de toutes ces histoires. Si ils voulaient garder cette histoire à l'intérieur des murailles, les brassards auraient dû y rester.

Il baissa néanmoins la voix avant d'en dire plus, par mesure de prudence.

— Il y a comme un- Il chercha un instant le mot adapté avant d'aller au plus simple. -désaccord, disons, parmi les dragons. Ceux qui portent un brassard le font pour revendiquer leur position.

Oskar ne savait pas trop que répondre à tout ça. Ce n'était pas désagréable à entendre, d'autant alors qu'il se sentait du bon côté de l'Histoire malgré les problèmes qu'il aurait pu récolter. Il n'avait pour le moment pas eu à faire beaucoup d'efforts pour conserver sa position. Sans avoir été réellement intimidé par l'une de ces personnes à la solde des anciens, il ne pouvait pas prétendre que la possibilité qu'il plie n'existait pas. Il fallait aussi dire qu'Anthea ne savait pas de quoi elle parlait malgré les paroles sympathiques.

Une main calée sur la nuque, le jeune dragon se contenta de lui offrir une ébauche de sourire.

— Tant que je le peux. ajouta-t-il dans un soupir las.

Oskar s'efforça de se délester de cet état d'esprit d'une friction dans sa tignasse avant de replacer son bonnet. Il se devait de rester positif.

— Tu devrais faire attention à ceux qui portent un brassard. Ils ont tellement de droits sur le territoire qu'ils en oublient vite que la réalité est différente hors des frontières. Il ne pu s'empêcher de pouffer un rire peu amusé. Même si ce n'est pas nouveau pour certains.

L'ambiance de la conversation était curieuse. Un mélange qui correspondait sans doute assez bien à la situation. Oskar se surprit à y trouver un peu de soulagement. Le poids sur sa poitrine était un poil moins oppressant. Les occasions de parler sur le territoire étaient si peu nombreuses. Il existait toujours un risque d'être entendu par les mauvaises personnes. Ici aussi. Juste un peu moins grâce aux bruits des machines.

Cela aidait qu'il se trouvait en compagnie d'une personne qui n'était pas déplaisante. Elle se confia un peu plus à sa façon et cela rassura Oskar sur sa décision de lui parler. Un échange, même minime, n'était pas anodin dans leur monde.

Apprendre qu'Anthea était une ancienne aigle (si ses suppositions étaient exactes) aurait pu réveiller un peu de culpabilité en lui mais il n'en fut rien. Ce n'était pas parce qu'elle paraissait heureuse de son transfert. Après l'attaque, Oskar n'avait pas eu d'autre choix que de faire la part des choses. Il avait obéi aux ordres pour survivre. L'attaque ne lui avait procuré aucun plaisir contrairement à certains. Il était désolant que tant de gens soient morts mais il ne pouvait pas se permettre de laisser leurs fantômes le tirer vers le bas. Il n'avait été qu'une arme. Le sang des aigles se trouvait sur les mains de celui qui avait ordonné l'attaque. D'autres membres auraient pu voir ça comme une façon de se dédouaner ou même de refuser l'honneur qui venait avec le combat. Oskar ne faisait que réfléchir à l'ensemble.

— Tu ne l'as sans doute jamais vraiment été si tu as pu prendre cette décision et devenir qui tu es. dit-il avant de se rendre compte qu'il se montrait peut-être trop présomptueux. Je dis ça mais je te connais pas. C'est juste mon point de vue.

Un peu gêné, Oskar passa une main maladroite dans sa tignasse. Voilà qu'il risquait de ruiner une conversation agréable à cause d'un excès de sincérité.