Depuis la tempête, il se sentait coincé dans un cauchemar. Qu'il dorme ou non n'y changeait rien, il avait cette boule perpétuellement coincée dans la gorge et l'impression qu'il allait étouffer à chaque fois qu'il ne prenait pas une inspiration suffisamment consciente. Il se souvenait à peine de ce jour-là, des événements qui avaient conduit à lui mettre la main et l'avant-bras dans cet état, le début de cette angoisse qui le rongeait. Il n'avait même aucun souvenir d'avoir été soigné et, pourtant, ses blessures étaient soigneusement bandées et une attelle maintenait son annulaire et son auriculaire en place pour donner la chance au doigt cassé de se ressouder. Tout était vague parce qu'il ne pouvait pas se permettre d'y penser. Il savait pertinemment qu'une fois qu'il mettrait le doigt dans l'engrenage, il n'y aurait pas de retour en arrière et il verrait toutes les conséquences qui allaient en découler. Depuis qu'il était enfant, ses mains avaient toujours été son plus grand trésor. Il avait pris soin de les préserver pour qu'elle puisse un jour contenir des armes importantes qui assureraient son futur. Sans elles, il aurait peut-être été plus loin que ses non-natifs de parents, ce n'était pas compliqué, mais il n'aurait pas été si loin. Il était devenu Spécialiste, avec un bon numéro, et si il se laissait y penser, il ne pourrait rien voir d'autre que le fait qu'il allait sans doute le perdre. Pendant qu'il guérissait, les autres continueraient de progresser et un fossé se creuserait. Il s'agissait là de l'option où Levi lui laisserait cette occasion. Il n'aurait pas eu autant de raisons d'avoir peur si Hunter dirigeait encore l'équipe, mais il n'avait aucune confiance en son nouveau Lieutenant. Si il n'était plus Spécialiste, s'il ne pouvait plus tirer aussi bien, à quoi serait-il bon ? Tout ça tournait en arrière-fond pendant qu'il se persuadait de ne pas y penser en enchaînant les gardes sur les murailles et en arpentant les rues le reste du temps. Dormir avait toujours été un détail vite réglé pour lui, il s'était contenté de quelques heures de somnolence par-ci, par-là, dès que son corps le lui réclamait un peu trop. Cette nuit était plus compliquée qu'une autre, il se sentait prêt à exploser, mais pas de cette façon violente qu'il connaissait si intimement. Il avait un tremblement dans les mains depuis des heures et respirer lui paraissait de plus en plus difficile. Lorsqu'il se retrouva devant chez Romane au cours de sa marche nocturne, il ne s'en étonna même pas. Par habitude, il poussa la porte et avança silencieusement au sein de la maison, comme il l'avait déjà fait, généralement pas au milieu de la nuit, mais il n'était pas en état de prendre cette considération en compte. Croiser Elain ici fut plus surprenant, mais pas tant que ça et il lui adressa juste un signe de la main sans énergie avant de continuer vers la chambre de sa cousine, peu soucieux de la frousse qu'il lui avait peut-être fait ou du fait qu'il aurait pu se prendre un mauvais coup dans la manœuvre. Assis à même le sol, le dos calé contre le cadre du lit, il se contenta de l'écouter respirer durant un moment. Il avait croisé les bras sur ses genoux et y avait logé la tête, tentant de se calquer sur son rythme, la position protégeant naturellement ses mains d'une façon si familière qu'elle était presque rassurante. Si la pression de son front sur son avant-bras réveillait un peu de douleur, il s'en fichait bien. Il resta là durant un bout de temps, simplement apaisé par la présence de celle qui devait sans doute être sa personne préférée dans cette ville, jusqu'à ce qu'elle se mette à remuer un peu, signe évident d'un réveil imminent.

- C'est juste moi.

Il l'avait dit pour éviter de lui faire trop peur, la tête à peine relevée de ses bras pour être entendu.

Lui-même n'était pas certain de ce qu'il était venu chercher ici. Il y avait bien sûr la simple recherche de la présence d'une personne qui comptait pour lui et le rassurait, mais il ne pouvait pas y avoir que ça. Il s'agissait de Romane et elle n'était pas qu'une présence apaisante, elle était souvent celle vers qui on se tournait lorsqu'on avait besoin de se faire secouer un peu, même si il avait rarement connu cette position. L'avantage d'être avant tout son ami depuis ce qui lui semblait être une éternité, sans doute. Néanmoins, il n'était jamais vraiment tombé aussi bas, ou, si il l'avait fait, il avait gardé cette période comme un secret honteux. Ne pas se confier à elle était tout sauf naturel pourtant, la preuve, il l'avait fait sans réfléchir plus que ça, les mots s'échappant sans réelle difficulté.

- Ma carrière est foutue. Il va me jeter de l'équipe et j'en connais un paquet que ça va ravir.

Il avait trop profité de sa position vis à vis des chairs à pâté pour que cela ne se passe autrement. Ce n'était pas vraiment le plus dérangeant, il l'aurait au moins mérité, quelque part, et cela ne signifiait pas qu'il se laisserait victimiser par ces idiots, mais l'idée même lui donnait la nausée. Après tout ce qu'il avait fait, toutes ces fois où il avait dû se redresser pour continuer, échouer de la sorte était insupportable. Il n'était même pas sûr qu'il aurait l'énergie de reprendre de zéro, soudain forcé d'accepter d'être celui qu'il était né pour être et non celui qu'il avait rêvé de devenir.

- Ca valait bien la peine de faire tout ça.

En temps normal, il aurait pu rire à l'image parce qu'il savait qu'il ne fallait pas faire face au mauvais côté de Romane, même si il n'avait jamais eu à le subir, mais il n'en était pas capable pour le moment. C'était une maigre consolation, rien qui n'arrangerait vraiment sa situation. Tout ce qu'il pouvait voir était qu'il aurait sans doute dû être celui qui hanterait Levi si il venait à tout perdre.

- Il est Lieutenant, Romane, il peut faire ce qu'il veut. C'est la loi des Spécialistes.

Après ce qui c'était produit, les quelques saisons de tension et de compétition, il lui était difficile de ne pas imaginer le pire de Levi. Il n'était peut-être pas comme Michael, mais ça ne signifiait pas que ça en faisait quelqu'un de bien. Il ne fallait même pas ça pour se débarrasser d'un Membre blessé, il y avait assez de gens qui attendaient de monter dans l'équipe que pour se priver. Si cela ne l'avait pas concerné, il aurait sûrement trouvé une logique dans un tel choix. La vie était aussi une question de chance.

- Si tu faiblis, tu te fais bouffer.

Ce n'était pas totalement vrai, tous les Spécialistes n'étaient pas des charognards et il commençait à bien connaître certains. Il y avait des braves gars dans la team, des gens honorables qui voulaient réussir de la bonne façon, si cela existait vraiment. Il y avait Jackson et Shiloh aussi, mais elles étaient jeunes et leur transfert ne datait pas de longtemps. Elles avaient leurs propres embrouilles à gérer.

- Et puis qu'est-ce que tu veux qu'ils fassent pour ma main flinguée ?