Ofélia & Madeleine
A41 ST2 J90 (matinée)

the new normal

Cela ne faisait que cinq jours, quatre seulement qu'elle le savait, mais elle avait l'impression que sa vie était devenue différente et simultanément n'avait pas tant changé. Elle s'était attendue à ce que cela arrive un jour, sa mère n'était plus une jeune femme, mais, dans leur clan, les habitants avaient plus de chances qu'ailleurs et elle s'était toujours raccrochée au fait qu'elle aurait avec elle encore un peu de temps. Elle ne vivait plus dans la maison familiale depuis des années, la disparition n'aurait donc pas dû se faire sentir dans chaque recoin de son propre petit cocon, mais c'était sans compter la nouvelle addition, résultante directe de la perte de Siri. Lorsqu'elle l'avait appris, son premier réflexe conscient avait été de se soucier de sa petite sœur, ensuite, elle avait eu ce besoin presque primal de la mettre à l'abri. S'assurer qu'elle n'aurait pas à souffrir plus encore pour des raisons purement matérielles. Leurs souffrances n'étaient pas totalement comparables, ce n'était jamais réellement le cas, mais que Madie ait perdu sa mère si jeune après avoir erré longuement au début de sa vie rendait la situation plus tragique encore. Elle soupira dans sa tasse, faisant monter un peu de vapeur qui lui réchauffa la peau. Cinq - ou quatre - jours et elle ne pouvait que vivre avec. Les choses auraient sans doute été un peu moins dures si elle n'avait pas eu cette fichue blessure pour la retenir. Elle aurait d'autant eu besoin de bouger et de s'occuper l'esprit pour s'éviter de trop penser. Heureusement, elle supposait, que sa cadette était là pour l'empêcher de broyer du noir, quelque chose qu'elle ne pouvait définitivement pas se permettre si elle voulait la soutenir correctement.

- Salut, ma grande.

Elle s'était légèrement saisie en entendant les mouvements se rapprochant, pas encore complètement habituée à cette cohabitation. Elle tenta tout de même de lui sourire en la voyant approcher avant de se tourner pour remettre l'eau à chauffer.

- Tu as réussi à dormir un peu ?

Madie et Ofélia

année 41, deuxième saison tempérée, matinée 90

  the new normal

J'avais l'impression que le destin s'acharnait et que, quand je pensais avoir enfin trouvé un vrai rythme de vie, on m'arrachait la personne à laquelle je m'étais le plus attachée. Dans le fond, je savais bien que c'était plus compliqué que ça, qu'il n'y avait pas quelqu'un pour me viser, que c'était la vie et qu'elle était imprévisible mais j'étais coincée dans cette phase de deuil. Elle était morte durant la tempête, je l'avais retrouvée le lendemain, quand nous avions pu bouger, retrouver nos maisons respectives, autrement dit quand le temps nous l'avait permis. Certains avaient essayé de me soutenir mais c'était compliqué, je me sentais vide, perdant celle qui m'avait donné un sens dans cette vie qui m'avait rejetée trop longtemps. J'avais perdue celle qui m'avait acceptée comme j'étais, c'est-à-dire plus faible que les autres. J'en voulais à la ville entière, j'en voulais à tout le monde et à personne à la fois. Je m'en voulais de ne pas avoir été présente à son côté quand elle aurait eu besoin de mon aide. Mes nuits étaient mauvaises. J'enchaînais les cauchemars, cette ferme à bébés où j'étais coincée à nouveau, qu'importe que ça n'ait pas de sens, je le vivais comme si c'était vrai. Je passais les nuits à pleurer et hurler. J'étais à bout.

Quand je m'étais levée ce matin-là, seule mon épaule me confirmait que j'étais en vie. Prendre des médicaments ne me venait même pas à l'esprit parce que j'avais besoin de ces lancements pour prendre conscience que je sentais encore quelque chose. C'était trop peu de chose à côté de mon chagrin. « Salut, ma grande. » Entendre sa voix fut un autre rappel. Celui de mon égoïsme. Je pensais à ma peine mais pas à celle d'Ofélia qui était la fille biologique de Siri. Si je le vivais mal, je n'osais pas imaginer ce qu'elle pouvait vivre. Je n'étais malheureusement pas en état pour m'en rendre complètement compte. Je n'étais pas débile, je savais bien qu'elle ne devait pas rigoler mais je pouvais tout juste accepter et admettre qu'elle avait le droit de souffrir, elle aussi. J'aurais été incapable de partager quoi que ce soit.

« Tu as réussi à dormir un peu ? » Je l'avais regretté la seconde d'après, râlant au passage, alors que j'avais haussé les épaules. Réflexe stupide. J'étais vraiment conne. Je m'étais installée sur une chaise sans plus de réaction. Je n'avais même pas la force de feindre un sourire, j'étais à côté de la plaque, pratiquement à côté de mon propre corps. « Mouais. C'est pas grave. » Je n'étais pas méchante, pas agressive non plus, plutôt lasse. Épuisée physiquement et mentalement. « Toi ? » Je m'efforçais de communiquer un minimum mais ce n'était qu'une mascarade à laquelle elle ne devait certainement pas croire.