Shiloh & libre

année 41, seconde saison tempérée, journée 94

les premiers moments de doute

Depuis que j'avais élu domicile chez Kaiden, c'était de plus en plus compliqué de mettre les pieds dans le Golden Quarter parce que je savais bien que ce qui m'y attendait n'était pas une discussion sereine. Pas même une discussion, à vrai dire. Comme toujours, il parlerait pour deux et j'allais devoir acquiescer si je comptais survivre. J'étais lâche. Tout bon à écouter et à obéir. Le problème, c'était que j'avais les mots de Kaiden en tête, cette fois. Il ne serait probablement jamais content, jamais satisfait, il l'avait prouvé plus d'une fois. Ca ne rendait pas la tâche plus facile pour autant parce que je n'avais pas énormément de solutions. Les seules possibles étaient clairement établies, agir comme à mon habitude, suivre les ordres, suivre ses lubies, ses choix ou lui avouer que j'avais des doutes, que je ne savais pas quoi penser de tout ce cirque au sein du clan et que je n'étais pas certaine de suivre les Anciens parce qu'ils poussaient loin et parce que je pensais notamment à Ead. C'était con. Je ne pensais jamais à elle. J'étais certaine d'avoir tiré un trait sur elle mais elle m'avait mis en garde, elle m'avait parlé de ce choix. Je ne l'imaginais pas collaborer avec les autres Anciens et j'avais peur de ce que ça signifiait. Pour une fois, je n'avais pas envie de ne voir que ma situation et donc la sienne.

J'étais entrée dans la maison familiale comme si j'étais en territoire ennemi. Même si je voulais exprimer ce que je ressentais, ce que je voyais, j'étais terrorisée parce que je revoyais ces gobelets voler dans la maison parce qu'il était énervé parce que j'avais cru bon de lui avouer un truc qui me semblait banal. Parce que je m'étais loupé pendant l'entraînement. Trop de traumatismes. Trop de traces dans la pièce principale. « Tu as enfin ouvert les yeux. » Il ne me saluait jamais. Surtout pas quand il était dans cet état, en position de victoire apparente. Il était sûr de lui. Il avait le dessus, pour ne pas changer. Je n'étais pas grand-chose à ses yeux si ce n'était une petite gloire par procuration. Un objet qu'il avait façonné depuis trop longtemps. « Tu vas me faire le plaisir de prendre ce brassard. C'est la moindre des choses après tes erreurs. » Erreurs. Je n'avais rien fait de compromettant. J'avais pensé à ma survie mais c'était déjà de trop. Parce que je n'avais pas réfléchi en le prenant en compte alors que c'était normal, ancré dans un quotidien sur lequel il avait la main mise.

Il s'était levé de son fauteuil pour m'approcher, ledit brassard en main et j'avais reculé de deux pas. Je me sentais étouffer. Je prenais réellement la mesure de son emprise sur ma vie et de son comportement complètement nocif, toxique. Je ne valais pas grand-chose à ses yeux. Il ne s'était pas inquiété pour moi. J'aurais pu crever, errer dans les rues, il n'avait pas bougé et il ne l'aurait probablement jamais fait. Sauf peut-être pour les apparences. C'était horrible. Je mettais toujours plus de distance entre lui et moi, me rendant compte que j'avais plus peur de lui que de Levi. Plus peur de lui que de Martin. Il avait beaucoup trop de pouvoir sur moi et sur ma mère. « Je veux pas. » Il avait affiché de la surprise pendant quelques secondes avant de froncer les sourcils et je voyais son poing se serrer autour de ce bout de tissu. Réaction attendue. Il était pareil à lui-même, incapable d'accepter qu'on ne puisse pas être de son avis. Incapable de dialoguer. « Ton plan foireux ne prend pas en compte Ead, hein ? Elle sera trop gênante. Elle ne vous suivre jamais. Ne te suivra jamais. Tu t'en fous des Soumis, des non-natifs mais elle, c'est pire que ça. » Aucun mot. Aucune réponse. Au lieu de ça, il continuait d'avancer, d'un pas beaucoup plus lourd. On sentait bien toute la colère, la rage se lisait dans son regard. J'avais parlé du sujet tabou. De celle qui ne faisait plus partie de notre vie. Celle qu'il avait voulu effacer. Celle qui lui avait tenu tête. Qui avait malheureusement survécu malgré ses plans. J'avais voulu reculer mais j'avais heurté un mur. Il s'approcha encore. J'étais prise au piège, coincée, incapable de m'échapper. Une gifle. Ensuite une deuxième. Il m'avait attrapé le bras, le serrant comme il ne l'avait jamais fait, même lors d'entraînements. Mes joues me brûlaient. J'avais grimacé à cause de la douleur, toujours droit.

Il m'avait fallu encore plusieurs secondes pour atterrir et réagir en conséquence. Il m'en avait fallu encore plus pour trouver le courage et la force de lui mordre le bras pour qu'il me lâche pour de bon. Je ne savais pas quoi faire de plus. J'étais paumé. Si je voulais survivre, la seule option était de m'éclipser rapidement. Il était plus grand que moi, plus musclé aussi. Seul l'effet de surprise me permettrait de gagner un peu de terrain et de trouver un endroit, un échappatoire. Je ne pouvais pas risquer de mêler Kaiden à tout ça. Pas alors qu'il ferait probablement tout pour me rendre le coup au centuple. J'avais couru jusqu'à la porte, poussée par mes jambes et mon cœur, l'avais claquée derrière moi avant de débouler dans les rues et de trouver refuge dans le Colisée. Avec un peu de chance, j'aurais l'occasion de souffler et de réfléchir à la suite, cachée comme un fugitif dans une des maisons décomposée. Là, à l'abri, je pouvais me permettre de craquer, de pleurer parce qu'il n'y avait personne pour m'observer.