Il n'aurait su dire ce qui lui avait pris. Quelle folie avait bien plus le pousser à prendre une telle décision malgré les impacts que cela aurait sur son quotidien. Il avait toujours été un travailleur appliqué, mais sa motivation faisait parfois cruellement défaut. En faire plus que ce qu'on lui demandait n'était tout simplement pas son fort. Quelque part, il l'avait fait en rempilant pour quelques années au service des Jaguars, mais la rébellion avait alors fait son petit effet. Il était aussi jeune retraité et pas encore réellement intégré dans cette nouvelle vie d'Ancien. Une autre raison venait aussi peut-être du fait qu'il avait eu à parrainer une autre Membre pour lui apprendre les bases de la chasse. Le moment n'avait pas été franchement désagréable, tout le contraire même. Mais cela ne justifiait en rien cette décision de se porter volontaire pour chaperonner un Aigle. Si quelqu'un devait être blâmé, il n'hésiterait pas à rejeter la faute sur Mackenzie. Elle l'avait bien eu avec ses histoires de pigeons différents des autres et sa motivation à en prendre un sous son aile. Sans mauvais jeu de mots. Il s'était laissé tenté sur un coup de tête en espérant secrètement avoir la même chance qu'elle. Rien n'était sûr, à ce niveau là. Il avait vu le jour de l'annonce venir avec une pointe de regret. Comme si la lucidité l'avait enfin frappé et qu'il avait pris conscience de cette aventure dans laquelle il embarquait. Mais Roxas n'avait jamais été un lâche, aussi il accepta son affectation, sans se plaindre ou tenter de se dérober, avant de se mettre en route vers le quartier réservé aux squatteurs. L'après-midi touchait déjà presque à sa fin, faisant de lui le bon dernier de cette grande journée des rencontres. Le fameux Ilya ne fut donc pas difficile à dénicher. Il était seul dans la bâtisse qu'on lui avait signalé.

- Amène toi, paraît que je suis ton nouveau papa pour quelques jours.

La formulation n'était pas très adroite, mais on leur avait après tout demandé de faire l'éducation basique de ses oiseaux sans nid. Celui-là paraissait sacrément jeune ce qui n'avait fait que le pousser à s'exprimer de la sorte. Il aurait sans doute préféré quelqu'un de plus mature, de plus proche de sa tranche d'âge, mais l'idée n'était pas de faire sa sélectionne comme certains Formateurs en avaient l'occasion lors de la présentation de la nouvelle fournée de la saison.

- J'suppose que tu dois en avoir marre de rester enfermé ?

Il s'était quand même arrêté sur le pas de porte, la main sur la poignée. Rester ici ne l'enchantait pas du tout, mais il préférait ne pas se rendre détestable en étant trop autoritaire dès les premières secondes de leur petit duo.

Après tout ce qu'ils avaient vécu en si peu de temps, Ilya n'aurait jamais pensé pouvoir être si nerveux à nouveau. La vie dans le camp avait relevé du cauchemar, même pour lui. Et quand on leur avait annoncé qu'ils pouvaient emménager dans de vraies bâtisses, Ilya n'avait su comment dissimuler son soulagement. L'amélioration des conditions de vie avaient joué énormément dans l'embellissement de son humeur même s'il savait qu'il ne serait jamais plus le même Ilya. Bouger signifiait aussi l'occasion rêvée de mettre de la distance entre sa famille et lui. Bien sûr qu'il se sentait ingrat mais il ne pouvait nier que depuis qu'il ne sentait plus la brûlure accusatrice du regard de son père sur lui, il respirait bien mieux. La culpabilité lui tordait toujours les tripes mais il n'y avait plus personne pour la lui rappeler à chaque instant de la journée. Et c'était horrible, il le savait. Il aurait du s'estimer heureux de retrouver ses proches...et il l'était vraiment ou en tout cas, il souhaitait l'être, il ne savait plus trop. Plus rien n'était pareil et l'absence laissée par sa tâche lui avait offert bien trop de temps pour réfléchir. Il détestait ça. Il détestait ces moments de latence où son esprit fulminait de pensées qu'il s'était toujours forcé de refouler.

La maison était vide, il n'y avait plus que lui. Ses autres camarades avaient déjà été réquisitionnés par des jaguars. Un par un, il les avait vus partir non sans leur offrir une tape encourageante sur l'épaule. Il fallait bien sauver les meubles, garder son malaise enfoui et offrir du soutien comme il l'avait toujours fait à l'Est. Qu'est-ce que ça changerait que personne ne soit là pour lui offrir la même tape encourageante quand son tour viendrait ? C'était sans doute mieux comme ça, il n'y aurait personne pour remarquer sa nervosité alors qu'il attendait sur les marches de l'escalier menant à l'étage. Son mentor finit par se montrer, Ilya se relevant abruptement, frottant ses mains bien trop moites sur son pantalon. Il ignorait s'il devait se présenter mais il n'eut pas le temps de tenter une approche que déjà son mentor s'adressait à lui. Ilya retint une grimace suite aux mots choisis par le jaguar. Il ne pouvait pas savoir, ce n'était pas de sa faute, il faisait juste son boulot. L'ancien aigle comptait bien ne pas lui compliquer la tâche avec ses états d'âme idiots. Et plutôt qu'une grimace, il tenta un sourire courtois, s'avançant à sa suite le plus énergiquement possible. Le jaguar semblait brusque mais pas méchant. C'était probablement normal, leur chef n'aurait sans doute pas confié des aigles à des membres qui n'appréciaient pas leur présence sur le territoire. Un peu. Il ne voulait pas passer pour un ingrat en se plaignant. Il savait que les jaguars leur avaient déjà offert énormément. Probablement bien plus que certains le méritaient. C'est déjà beaucoup mieux maintenant qu'on peut bouger sans empiéter sur l'espace du voisin, répondit-il naturellement, se grattant maladroitement la nuque. Il préférait opter pour la vérité, songeant que le mensonge n'était vraiment pas une bonne base s'il voulait que cette collaboration se passe bien. Moi, c'est Ilya, ajouta-t-il probablement un ton trop haut. Enfin, je suppose qu'on t'a déjà mis au courant, conclut-il bien plus calmement, légèrement honteux de sa maladresse.

Il ne s'était attendu à aucune réaction particulière. Depuis longtemps, il avait pris conscience qu'il n'était vraiment pas doué pour mettre les gens à l'aise à cause d'un comportement un peu rustre et d'une propension à privilégier la solitude. Il n'avait rien contre les autres, appréciait même leur présence de façon régulière, mais certaines attitudes l'agaçaient tout simplement. Les minauderies et les faux-semblants ne manquaient pas chez les Jaguars, soulignant la légende de la grande et belle famille. Autant de gens ne parvenaient pas à s'entendre sans quelques arrangements et une touche d'hypocrisie. Il n'était peut-être pas toujours agréable, mais on ne le trouverait pas à poignarder un camarade dans le dos après lui avoir offert un sourire amical.

- Ça n'a pas dû être la joie.

Il avait beau ne pas trop aimer les squatteurs se plaignant de ne jamais être aidé assez alors que les Jaguars se décarcassaient pour eux, il n'allait pas non plus s'offusquer d'une telle réponse. Dans un cas pareil, il aurait sans doute pété un plomb d'être forcé de s'entasser avant tant de gens. Il n'allait pas non plus en faire des caisses, revenir sur le passé alors que cette période était révolue ne leur apporterait rien.

- Ouais, je sais. C'est à peu près le seul truc qu'on m'a dit sur toi.

Le gamin n'était clairement pas à l'aise, mais il faisait des efforts et ça le rendait sympathique. Il lui glissa un léger sourire, tentant d'effacer un peu la nervosité qui flottait. Il savait bien que tout ne se ferait pas en un jour, mais ils allaient passer un bon bout de temps ensemble, il fallait donc commencer quelque part.

- Roxas. Je peux rien te promettre, je n'ai jamais eu d'élève, mais, au moins, tu auras l'occasion de bouger avec moi.

Mieux que de finir en nourriture pour les rats. C'était ce que certains aigles répétaient sans cesse depuis cette nuit fatidique. Il avait tellement entendu cette phrase répétée comme une certitude qu'elle était presque devenue une banalité. Et il l'avait à son tour répétée par réflexe même si on ne pouvait pas dire qu'il partageait le sentiment. Il avait tenté de le dire avec conviction mais au fond, il se demandait si ceux qui étaient morts sur le territoire n'avaient pas tiré le bon bout de la corde. Quand on était mort, on n'avait plus de raison de s'inquiéter et on ne se réveillait pas la nuit en hurlant de peur, le visage baigné de larmes. Penser de cette façon lui laissait un goût amère dans la bouche et à nouveau, la culpabilité venait lui peser sur les épaules. Son père avait raison, il était un fils ingrat. Il avait tout intérêt à se reprendre et à arrêter d'insulter les morts en se comportant comme ça, d'autant plus qu'il était en compagnie de son mentor désigné. Il se sentait déjà assez bête d'avoir presque hurlé son prénom et la gêne ne fit que s'accentuer, le bout de ses oreilles se teignant de rouge, quand le jaguar confirma qu'il était déjà en possession de l'information. Le jaguar sembla avoir pitié de lui et se présenta à son tour. Ilya se sentit légèrement soulagé. Il était prêt à faire des efforts pour s'intégrer et ne pas rester un poids pour ce clan qui les avait recueillis sans obligation. Et il semblait que Roxas était un gars honnête, ce qui, il l'espérait, lui éviterait un quelconque bizutage trop brutal. Ilya avait eu la chance de tomber sur un mentor qui lui correspondait. L'idée de bouger beaucoup lui plaisait énormément. D'une part parce qu'il n'avait jamais su rester sur place et d'autre part, parce qu'il n'y avait rien de mieux que rester actif pour chasser les pensées trop intrusives.

Je ne me fais pas trop de soucis. Je m'adapte vite et je ferais de mon mieux pour ne pas être un boulet...Et puis, ce sera toujours mieux que par chez nous.

Il avait plus murmuré la fin pour lui-même que pour le jaguar. Il ne voulait pas cracher sur son clan, surtout quand sa lâcheté avait participé à la protection de certains comportements minables...mais il n'avait tout simplement pas pu le garder pour lui. Il avait bien le droit pour une fois et l'absence de son paternel lui donnait presque des ailes. Il y avait bien trop d'hypocrisie dans son ancien clan. Roxas était au moins assez franc pour admettre qu'il n'avait pas l'habitude de gérer un nouveau. Ce qui l'amenait à se poser des questions sur la tâche de son mentor. Il n'était pas patrouilleur, Ilya l'aurait sans doute déjà croisé auparavant si ça avait été le cas. Il n'était probablement pas non plus une sentinelle fixe ni un matheux.

Tant mieux, je suis...enfin, j'étais patrouilleur avant. J'ai l'habitude de bouger.