année ; saison intermédiaire ; jour

we go way back

Il te semble que l'agitation ne s'arrête jamais dans ces couloirs. Tu n'en es pas une habituée pourtant mais le peu de fois où tu y as mis les pieds, ça a toujours été dans une cacophonie sans nom. Tes lèvres se plissent dans une moue dégoûtée. Toi qui comptais, trop naïvement sûrement, n'y rester que le temps d'un coup vent;  entrée, sortie sans y laisser ta trace. L'ambiance chez vous n'a rien de bien joviale. T'es pourtant de celle qui préfère l'atmosphère morose du territoire à l'univers plein de vie de cet hôpital. T'espères juste pas t'être déplacée jusqu'ici pour rien. T'as pas l'impression d'avoir trop forcé, t'es encore debout et le contraire aurait déjà fourni la réponse à ta question. Tu aurais pu aussi trouver quelqu'un sur le territoire, des âmes châritables dans votre équipe d'infirmier, il y en a. Des altruistes pour passer au-dessus de ta réputation souillée, il y en a. Même dans ces conditions, tu sais qu'ils auraient accepté. C'est pas comme si tu leur mendiais des médicaments devenus bien trop rares. Toi, tu veux juste un avis professionnel sur ta situation personnelle. Mais tu préfères sans la pitié qui va avec. Vraiment à croire que t'es tarée à préférer la peur ou le mépris quand on te propose un minimum de bienveillance dragonne.

On te changera pas, tu marches le long des couloirs, la main fermement posée contre le mur te servant d'appuie quand tu dois pas éviter un soigneur trop pressé. Tu te glisses dans une salle vide, parce qu'on t'a dit de le faire, que quelqu'un serait bientôt là. Un ''bientôt'' que tu sais être un mensonge mais au point où t'en es. T'as les mâchoires serrées d'encaisser les ordres qu'on te balance ici. L'autorité, c'est difficile pour toi. Tu te dis qu'au moins, t'écoutes des gens qui s'y connaissent. Ce ne sont pas juste des ordres qu'on t'impose de suivre parce que c'est comme ça et pas autrement. Donc tu la fermes et tu comptes plusieurs fois le nombre de tâches suspectes sur les rideaux. Quand quelqu'un se pointe enfin et que t'as l'impression que tout le monde s'est donné le mot pour se foutre de ta gueule. Parce que elle, tu la connais et qu'aux dernières nouvelles, sa passion, c'était pas de rafistoler les os usés des cretins comme toi. Pire, elle, elle fait partie des crétins comme toi. Enfin, t'en sais rien, en vrai. Tu l'as vue qu'une fois, cette meuf. Remarquable pour que tu t'en souviennes. Et peut-être qu'à l'époque, ça la bottait déjà d'ouvrir les gens pour fouiller dedans mais la situation était pas propice à ce qu'elle expose ses vices. Je savais pas qu'ils en acceptaient des comme toi ici, ça t'échappe sur un ton presque moqueur alors que tu la toises de haut en bas. Réflexe de dragon, cacher ses propres faiblesses, à l'offensive sans attendre.

Maëlian

année 41 ; saison intermédiaire ; après-midi 97

  we go way back

Je pouvais m'estimer heureuse d'être dans cet état pitoyable sous le règne de Noâ et après des années de bons services, reconnus comme tels par elle et non par l'autre blaireau. Les premières nuits qui avaient suivi la tempête furent de loin les pires parce que j'étais coincée au quartier général et que ce bâtiment ne me rappelait pas exactement des souvenirs joyeux. Quand j'allais bien, c'était facile d'oublier ce genre de détails, de se joindre aux Membres à certains moments, d'en aider certains aux alentours aussi mais une fois vulnérable, les mauvais instants passés à l'intérieur de celui-ci remontaient trop facilement à la surface. Depuis que j'étais rentrée chez moi, les nuits étaient meilleures et je me retapais un petit peu plus rapidement, avec l'aide de sous-infirmiers et sous-infirmière.

Ce matin, j'avais appris que Kenna avait été blessée par un mauvais concours de circonstance, elle en avait trop fait alors qu'elle se remettait encore du bordel de la tempête. La fatigue n'avait pas aidé. J'aurais probablement dû rester sagement sur le territoire pour me préserver mais l'inquiétude avait pris le dessus et j'avais attendu la visite du sous-infirmier pour me glisser en-dehors de la maison. Personne ne s'occuperait d'une Ancienne, si ce n'était un autre ou une autre Ancienne, pour peu qu'il ou qu'elle me connaisse. Passer inaperçue pendant mon service avait été ma grande spécialité. Même si ça ne m'empêchait pas d'avoir des amis mais même eux, je pouvais les berner ou avoir la chance qu'ils ne soient pas dans les parages quand je prenais l'une des pires décisions.

C'était le bordel à l'hôpital mais ce n'était pas surprenant. Ils devaient soigner encore trop de personnes, parmi les clans ou les Libres. Ils ne verraient pas la fin du calvaire avant un bout de temps. C'était pour ça que j'avais entrepris de la retrouver en fouillant discrètement, dans les pièces où on ne s'agitait pas trop. « Je savais pas qu'ils en acceptaient des comme toi ici. » Je ne l'avais réellement remarquée qu'à ce moment, quand elle se mit à parler. J'avais bien vu qu'il y avait quelqu'un mais la différence était trop frappante pour que mon cerveau ne fasse même pas attention à elle. Elle me connaissait. C'était la première chose qui m'avait frappée avant que je ne lève le regard et que je l'observe globalement. Il me fallut plusieurs secondes encore pour retomber. Une Dragonne. Qui devait avoir mon âge ou dans les environs.

« Tu vois, ils acceptent de tout, même ceux qui sont éclopés et qui ne supportent pas les espaces clos. Comme cette pièce. » J'allais devoir m'asseoir pour ne pas finir par m'écrouler et ajouter du travail aux sous-infirmiers, infirmiers et soigneurs. Je m'étais posée sur une chaise, transpirante et cherchant à retrouver mon souffle. Ce n'était pas gagné. Une fois installée, j'eus plus de temps pour prendre la température. Elle avait perdu de sa superbe, de ce peps et ce sourire que j'avais connu lors de l'incident et à quelques rares occasions quand nous nous étions croisées plus jeunes. Quant à moi, je me moquais plus ouvertement de ma phobie qu'il y a quelques années. Je n'étais pas toujours à l'aise quand il s'agissait d'être faible aux yeux des autres mais je savais quand c'était presque sans danger. Comme avec elle. « Et toi, alors ? T'avais besoin de prendre l'air ou t'as aussi été plutôt bien amochée ? »

année ; saison intermédiaire ; jour

we go way back

À y regarder de plus près, tu trouves que, finalement, elle pourrait se fondre totalement dans le décor chaotique et poisseux de cet hôpital. Tu l'as connue moins caillassée par la vie. Elle est moins angoissée si elle se permet de faire de l'humour sur ce qui avait causé un incident dont tu te souvenais encore. Vous avez grandi et évolué. Tu ne diras pas mûri parce que les années passent et t'es toujours pas foutue de faire un truc de bien. T'as rien d'un sage, toi. Peut-être que pour elle, c'est différent. Si elle en est venue à dépasser sa peur au point d'en blaguer. Peut-être que t'as des choses à apprendre d'elle. Idée bien vite balayée par cette voix dragonne que tu ne connais que trop bien. Des insultes pernicieuses à peine soufflées, parce que, qu'est-ce qu'il fallait être naïve pour révéler une faiblesse aussi ouvertement. C'est toi qui as mis le sujet sur la table mais tes lèvres se pincent, une sensation de malaise que tu ne comprends pas te noue l'estomac.

Ton regard se balade une nouvelle fois sur sa silhouette, tu notes tout ce qui ne va pas, de son air fatigué à son essoufflement qu'elle ne cache même pas. Personne te demandera si t'es inquiète, tu répondrais pas de toute façon. Mais ça n'arrange rien à ce qui se trame dans ta tête. Ce rejet viscérale de la faiblesse, ou plutôt qu'elle l'affiche aux yeux de tous, ça te frustre et tu sais que tu ne peux rejeter la faute sur tes réflexes de membres. Une bonne dragonne n'en aurait que faire qu'une ennemie se dessine une cible sur le dos. Du pain béni pour des assoiffés de sang comme vous. Toi, t'as juste à ne pas faire comme elle. Ça, c'est facile. Quand elle te pose la question, tu hausses les épaules, faussement détendue. Simple visite de routine. Le mensonge roule aisément sur ta langue car il n'en est pas vraiment un. Tu as juste besoin d'une confirmation. La situation dans la ville est trop tendue que pour raviver l'étincelle d'amitié qui aurait pu se nouer entre vous. Des années auparavant, tu n'aurais pas hésité à blaguer, à être plus honnête. Si elle est prête à baisser sa garde, la vie t'a bien appris que, pour toi, les choses étaient différentes. Qu'il suffit d'un peu pour que tes proches se détournent de toi au premier signe de vulnérabilité, à la première petite erreur.  La situation est différente ici, tu le sais. Ce sera peut-être la dernière fois que tu la verras, cette fois. Tu devrais taire ces insécurités que la version de toi qu'elle a rencontrée ne connaissait pas. La tempête t'a pas manquée. Tu rajoutes en désignant son état d'un geste vague du poignet. Dis-moi qu'au moins, tu l'as pas passée ensevelie quelque part. Ça aurait été le comble et même toi, tu aurais pitié d'elle. Et c'est peut-être ce qu'elle attend. Peut-être que ce n'est qu'une tactique de plus, déballer ses points faibles pour abaisser la vigilance de l'ennemi. Sauf que vous n'êtes plus membres. Que vous êtes dans un hôpital, une zone neutre. Sauf que c'est juste encore toi qui cherches des excuses à ce que tu es certaine de gâcher.

Maëlian

année 41 ; saison intermédiaire ; après-midi 97

  we go way back

« Simple visite de routine. » Elle cherchait à se montrer détendue mais je n'étais pas certaine qu'elle l'était réellement. Plus ça allait, plus je lui trouvais des signes qui me laissaient une sale impression mais je ne la connaissais pas au point de pouvoir garantir que c'était bel et bien un changement que je percevais chez elle. On aurait pu croire que les rôles s'étaient inversés et qu'elle était devenue aussi maladivement nerveuse que moi du temps de Joshua, c'était peut-être pour ça que je remarquais ces petits détails qui auraient pu passer inaperçu aux yeux de ceux qui n'avaient pas traversé une très mauvaise passe. Et ces mauvaises passes avaient l'art de durer trop longtemps. Avant, elle aurait rigolé de la situation, de ma mauvaise blague, le tout en m'aidant du mieux qu'elle le pouvait. Le souci, c'était que je ne me sentais pas légitime pour insister, pour la pousser à me parler de ce qui la travaillait. Ce n'était pas comme si je représentais autre chose pour elle que l'adolescente qui était claustrophobe.

« La tempête t'a pas manquée. » J'avais rigolé, un mélange de nervosité et d'autodérision. Je n'étais toujours pas certaine de la façon dont je devais prendre ce qu'elle me disait parce que si elle se moquait tant que ça de mon état, elle m'aurait simplement laissée en plan. Rien ne l'obligeait à parler. A moins que ce ne soit sa façon de dissiper son propre malaise.

« Dis-moi qu'au moins, tu l'as pas passée ensevelie quelque part. » Cette discussion était vraiment étrange. Elle m'avait complètement perdue mais le mieux était sûrement de ne pas me concentrer sur l'aspect intentionnel de tout ça. Il valait mieux me focaliser sur ce qu'elle disait et sur l'instant présent. J'avais compris depuis longtemps que je ne pouvais pas sauver tout le monde, j'étais limitée comme tout le monde et je ne savais pas comment l'amener à s'ouvrir.

« Non, j'ai juste voulu aider des Membres qui étaient coincés dans les environs. Et le destin s'est pas trop foutu de ma tronche, ils ne sont pas réellement blessés. » J'avais souri, sincèrement soulagée. « Moi, j'ai le temps de me remettre, contrairement à eux. » Si elle ne voulait pas parler d'elle mais tentait malgré tout de garder un infime contact, ça ne me dérangeait pas de le faire pour deux. Si mes histoires l'ennuyaient, il lui suffirait de me laisser sans réponse. Je ne savais pas bien pourquoi je faisais ces efforts, peut-être parce qu'elle m'avait touchée à l'époque.