Hiding things from you isn't easy ;

année 41- SI jour 80 (zénith)

Le temps avait beau s'être adouci, Yulia se sentait frigorifiée. Depuis quelques jours déjà, elle ne parvenait pas à se réchauffer. Comme si les épreuves vécues n'avaient fait que la glacer. Ou que cette glace était un autre mécanisme de défense pour ne pas ressentir la douleur. Il était difficile de savoir ce qui était le pire. Les deux possibilités se valaient probablement. En l'état, Yulia ne s'en souciait pourtant pas. La seule chose qui comptait était la sensation. Le froid dont elle ne parvenait pas à se défaire.

Tout ça ne l'avait pas empêchée de saisir l'occasion de sortir une dernière fois. Une simple patrouille pour prendre la température en ville alors que les préparatifs battaient leur plein. C'était la meilleure façon pour se faire une idée de ce qui allait l'attendre.

Ce voyage, Yulia n'aurait jamais pu l'imaginer et elle s'y faisait encore doucement. Des jours entourés d'étrangers ne paraissaient pas attrayant dans son état d'esprit. L'idée d'avoir à fréquenter des proches était pire. Sans même parler d'un tête à tête avec sa chère famille. Et, même si elle évitait de trop y penser, il y avait cette fille inconnue, cette Lena, qui la narguait depuis un recoin sombre de son esprit. Si elle aussi faisait partie du voyage, Yulia ne savait pas qu'elle serait sa réaction.

Par chance, cette patrouille ne s'était pas faite en compagnie de Leonor et de sa nouvelle partenaire. Yulia avait pris soin de s'éviter cette torture. Les trois autres filles avaient bien saisi le message lorsqu'elle s'était montrée peu bavarde et l'avaient laissée avancer un peu en avant sans plus la déranger.
A l'approche du centre hospitalier, elles s'étaient même séparées pour couvrir les alentours. Un soulagement certain pour Yulia.

Soulagement qui fut pourtant de courte durée.

— Ella.

L'accueil était sobre.

— Tu patrouilles aussi ? dit-elle, un peu incertaine de la marche à suivre.

Yulia ne s'était pas attendue à la revoir si vite. Elle avait été surprise qu'elles se trouvent nez à nez à proximité de l'hôpital. Elle n'aurait pas du l'être. Ce n'était pas la première fois qu'elles se croisaient comme ça, loin de là. L'enthousiasme qu'elle aurait pu ressentir par le passé était par contre loin d'être présent.

Le besoin de fuir était comme un appel bruyant résonnant au fond de sa tête. Depuis longtemps cela avait dépassé la simple envie. La confrontation semblait être la pire idée du monde, mais Yulia aurait été incapable de céder. C'était Ella dont on parlait ici. Ella qui avait toujours été l'une des pièces les plus importantes qui composaient le puzzle de sa vie. Yulia n'avait tout simplement pas appris à la laisser en dehors de son existence. Tout ceci était nouveau. Un bel échec dans l'apprentissage. Elle s'en voulu un peu de ne pas être capable de mettre toute la distance dont elle avait besoin entre elles deux. Cela aurait été plus simple. Sûrement pas confortable, mais Yulia avait dépassé ce stade depuis longtemps. Elle ne se souciait plus du confort depuis un moment déjà, il n'y avait plus autour d'elle que des piques et du froid.

Et Ella qui avait toujours été si solaire ne l'était plus vraiment en cet instant. Tout au fond, Yulia se haït pour la responsabilité qu'elle savait être la sienne. En se comportant si pauvrement avec son amie, quelques jours plus tôt, elle l'avait blessée.

Les mots se perdirent dans sa gorge. Yulia était bien incapable de lui offrir une réponse satisfaisante. Pourquoi ? Des choses, il y en aurait eu à dire. Les non-dits étaient si nombreux. Mais Yulia craignait bien trop le moment où elle parlerait. Si elle se mettait à parler vrai, tout risquait de sortir. Elle ne savait pas si elle était tout à fait prête pour ça, si elle le serait même un jour. Et qu'importe qu'une petite voix lui murmure que c'était la meilleure chose à faire, qu'elle avait besoin de s'ouvrir. La première fois serait douloureuse, mais vider les vannes n'auraient pu être que positif. Mais après ? Elle s'inquiétait bien trop de ce après si mystérieux. A quoi bon en arriver là si c'était pour s'écrouler et tout perdre ? L'idée paraissait trop effrayante. Devant cette obscurité, Yulia avait encore des envies de fuite prononcées.

Il y avait une certaine brutalité dans les mots de Ella qui venait toucher un point sensible. Yulia se sentie plus pitoyable encore.

— C'est pas toi, Ella. souffla-t-elle, difficilement.

Il fallait au moins qu'elle la rassure sur ce point. Ella devait savoir que cette distance n'avait pas été causée par elle. Ce n'était qu'une conséquence, un dégât collatéral. Aussi bateau que soit sa déclaration, elle n'en restait pas moins vraie.

— Tu devrais garder tes distances- Les mots s'échappaient avec difficulté. Poussés de force même si Yulia n'y croyait pas vraiment. C'était une solution temporaire. Si blessante pour elle-même que c'était comme si chaque syllabe était couverte de piquants. La dernière chose que son cœur voulait était bien de se séparer de Ella. Mais lui, on ne l'écoutait plus beaucoup depuis qu'il s'était planqué derrière les murs. -je ne suis pas très fréquentable ces derniers temps.

A quoi s'était-elle attendue ? Yulia aurait dû savoir que Ella ne la laisserait pas s'en sortir avec des excuses si pitoyables. Il n'existait sûrement aucune façon de faire lâcher prise à cette fille redoutable lorsqu'elle avait pris sa décision. Elle l'avait aimé pour ça aussi. Pour ce tempérament fort qui pouvait pourtant accueillir tellement de douceur et ce cœur bon. Mais aujourd'hui, la douceur était absente. Si elle avait voulu s'en plaindre, Yulia n'en aurait de toute façon pas eu le temps. Pas qu'elle y avait réellement pensé. Elle avait été prise par surprise d'une façon assez stupide. L'éclat dans la voix d'Ella l'avait juste fait frémir, sûrement parce qu'elle n'était pas habituée à être receveuse d'un tel sentiment.

Tout ce qui suivit, Yulia ne pu nier l'avoir mérité. C'était la première fois depuis longtemps qu'elle pouvait admettre une telle chose. Accepter sa responsabilité n'avait pas été facile. Face à Ella, elle ne se sentait pas de broncher et ce même si chaque reproche était comme un coup qui lui resserrait le coeur. Parce qu'elle avait blessé cette fille à laquelle elle était beaucoup trop attachée. La dernière personne à qui elle avait voulu faire du mal. En voulant la protéger de celle qu'elle se sentait devenir, elle n'avait fait que cracher sur leur amitié.

Le regard de Ella était perçant, difficile à supporter. Trop vite, Yulia en détourna la tête, la lèvre inférieure mordue sans une once de pitié alors qu'elle tentait en vain de se contenir. Depuis le début, ce n'était pas pour rien qu'elle s'était appliquée à ne pas s'exposer au contact de son amie. Dès l'instant où elle s'était sentie glisser, elle avait su : Ella comprendrait. Certaines autres personnes en étaient arrivées à cette même conclusion, mais ils comptaient moins, ils avaient été plus faciles à éloigner de quelques remarques venimeuses. Yulia ne s'était jamais sentie aussi mieux qu'au côté des étrangers qu'il était facile de flouer en passant tout simplement pour une garce un peut trop proche du stéréotype vipérin.

— Je-. bégaya-t-elle. Je voulais pas. Tu me connais trop.

Ce n'était pas clair, elle le savait. Mais ce n'était pas si important. Les raisons de son idiotie n'excusaient rien, ne comptaient pas tellement.

— Je ne voulais pas craquer parce que... Parce que- L'aveux de faiblesse était difficile à cracher, comme toujours. J'avais peur, Ella.

Peur de se briser, de ne pas réussir à se relever. D'être trop faible pour se remettre de cet incendie qui avait trop longtemps fait des ravages à l'intérieur d'elle. Yulia se sentait en miettes, mais l'admettre était une autre étape bien plus complexe.

— C'est juste... Trop. souffla-t-elle, sans même savoir par où commencer.

Où se trouvait vraiment le début ? La mort d'Anton n'avait été qu'un coup en plus, le coup de trop. Il y avait eu Violette. Son cœur manqua un battement à cette simple pensée, mais elle ne s'y attarda pas trop. Et avant ? Rien n'avait été simple. Changer de clan, voir sa famille se déchirer. Kahlan. Ce qu'il s'était passé après lorsqu'elle avait compris. Mâchoires serrées, elle ravala la bile qui lui brûlait la gorge avec difficultés. Après Kahlan. Lorsqu'elle sentit son poing se crisper sur ses vêtements, juste au niveau de son abdomen, elle eut la soudaine envie de se mettre une gifle. Non. Non. Non. Ça sert à rien de ressasser. C'est fini. Est-ce que ça a même existé ? Non !

Et son silence qui s'éternisait. Yulia tenta de retrouver sa volonté, de raffermir sa décision, mais il y avait toujours ce gel dans ses os. Ce froid qui se répandait et qui faisait naître un sentiment d'angoisse indescriptible. Penser ne l'aidait pas à être forte. Bien au contraire. Sa force, elle la sentait s'échapper au milieu de ses larmes qu'elle remarquait seulement et qu'elle tenta d'essuyer à l'aide de sa main gantée. Pleurer devant quelqu'un lui était difficile même s'il ne s'agissait que d'Ella. La dernière fois que cela s'était produit, Violette avait été là pour lui offrir un abri entre ses bras. Elle l'avait soutenue. Mais... N'y pense pas. Amertume. Regret. Les sentiments se mélangeaient trop facilement. Elle étouffa un sanglot, les yeux tournés vers le sol. Elle aurait voulu qu'il puisse l'avaler.

Un part d'elle était dégoûtée par cet état de faiblesse extrême, mais Yulia sentit l'étau autour de sa poitrine se desserrer un peu maintenant que les larmes coulaient. Elle aurait voulu être forte devant sa cadette, mais ces vieilles histoires ne comptaient plus désormais. Ella avait bien grandi. Elle était devenue une jeune femme solide et plus déterminée encore qu'étant enfant. Ne pas vouloir casser son image était une idée puérile de la part de Yulia. Toute envie de prétendre s'était effacée lorsque les bras de son amie étaient venu l'ancrer pour ne pas qu'elle parte à la dérive. Elle se laissa soutenir, son corps laissant partir la tension alors qu'elle enfouissait son chagrin au creux de l'épaule de Ella.

Il lui fallut un long moment avant qu'elle ne puisse envisager de communiquer. Elle avait simplement sangloté là, désormais incapable de se soucier d'une quelque histoire d'image. Gâchant ainsi des jours et des jours à prétendre qu'elle allait bien en se parant d'une armure de glace. A force, il fallait croire qu'elle avait fini par toucher le fond. Si seulement.

Yulia se redressa finalement, restant proche d'Ella, les mains accrochées à sa veste par peur de la voir partir. Pas tout de suite. J'ai encore un peu besoin de ta force.

— Pardon. Je suis pitoyable.

C'était dit avec un semblant de rire triste moquant son état. Ses yeux rougis et ses joues mouillées de larmes n'étaient pas du plus bel effet, elle en avait conscience.

— Je-. commença-t-elle, consciente qu'elle ne pouvait plus se permettre d'être silencieuse ou de feindre désormais. Mon père. Il nous a menti pendant tout ce temps. Il est venu me voir il y a quelques jours. Il a une autre...fille. A peine plus jeune que Anton.

La vérité était sortie dans un bégaiement ridicule et des larmes fraîches avaient glissé sur sa peau.