L'idée lui paraissait ridicule. Seth avait encore sa rencontre avec Noâ en travers de la gorge. Aussi, il ne se sentait pas si motivé que d'autres d'avoir à apprendre ce qu'était la vie de jaguar. Il voulait bien admettre que certaines choses avaient changées, mais il avait dix ans d'expérience sur le territoire. Ces rues, il les avait parcourues étant gamin. Il connaissait les noms de ces légendes qui étaient venues avant le règne de Joshua. Même s'il l'avait longtemps nié, une part de lui avait toujours été jaguar. Il avait le clan dans le sang. L'idée qu'on vienne lui faire la leçon n'était donc pas pour lui plaire.

Seth était resté longtemps à l'étage. Il n'était tout simplement pas d'humeur à supporter l'effervescence des autres. Swann étant absente, elle aussi avec son chaperon du jour, il s'était permis de s'isoler avec ses pensées.

Lorsque son prénom résonna dans la couloir, il en fut presque surpris. Depuis bien une heure, il regardait dehors sans réellement voir le paysage. Il tourna mécaniquement la tête vers la porte juste à temps pour la voir s'ouvrir. Dans l'encadrement, comme une sorte d'apparition étrange, se trouvait Alessandra. Les mots s'étaient éteints dans la bouche de Seth et il resta silencieux, les lèvres entrouvertes à la regarder. Il avait l'impression de vivre dans une gigantesque blague. Elle ne pouvait pas être là pour lui. Pourtant, tous les indicateurs pointaient vers cette réalité. Elle avait appelé son prénom et elle était là, devant lui. Alessandra était une jaguar après tout, elle aurait pu joué les chaperons elle aussi. C'était tout simplement qu'il ne l'aurait pas imaginé occuper un tel rôle de son plein gré. Sauf qu'il ne la connaissait pas si bien. Il l'avait cru, mais en réalité, Seth ne savait rien de la vraie Alessandra.

— Pourquoi tu me cherches ? dit-il après quelques secondes, jouant les idiots.

Peut-être s'était-il juste trompé.

Le temps semblait s'étirer. De longs instants s'étaient écoulés pendant qu'ils se regardaient en chiens de faïence, un certain silence régnant. Malgré le désintérêt qu'il voulait afficher, Seth avait des questions plein la tête. Il n'avait pas pu s'empêcher d'observer ses réactions en se demandant si elle le reconnaîtrait cette fois. Qu'elle n'ait aucun souvenir du gamin qu'il avait été était une chose, mais ils s'étaient revu il n'y a pas si longtemps que ça. Sur ce fait, Alessandra ne fit aucun commentaire, le laissant dans une obscurité peut-être calculée. Cela n'aurait pas dû compter mais certaines habitudes ne se perdaient pas aisément. Il avait désiré durant si longtemps qu'elle le remarque. Désormais que c'était en partie le cas, Seth ne savait plus que penser. Une infime part de lui se voulait soulagée que ce soit elle. Car même si ce n'était qu'un peu, il savait à quoi s'attendre. Peut-être comprendrait-elle aussi que cette mascarade puisse ne pas l'emballer.

Sortir, Seth n'en avait pas l'envie, mais il se plia à la demande sans broncher. Il s'était paré de vêtements chauds avant de lui emboîter le pas vers l'extérieur de la maison où il vivait désormais. Son air n'avait toujours rien de jouasse, pourtant il marchait calmement au côté d'Alessandra, le regard porté vers le sol quelques mètres devant lui.

— Tu peux éviter le baratin avec moi, je sais où je suis. cracha-t-il en cognant un caillou du pied dans un geste bien trop dramatique. J'allais dire que ça tu le savais, mais j'en suis pas si sûr, en fait.

Son rire avait été un peu trop sec et court, sans joie. Désormais, Seth ne pouvait plus nier à quel point il avait été ridicule dans son obsession pour Alessandra. Toutes ces années pour qu'elle n'ait de lui que le souvenir d'un aigle étrange croisé durant une poignée de minutes. Peut-être était-ce mieux, au fond, mais cela restait déplaisant.

Qu'il était étrange de marcher au côté d'Alessandra. Il n'aurait pu l'exprimer autrement. La sensation n'était ni agréable, ni désagréable. Seth se sentait dérouté. Il s'était pourtant persuadé qu'il était passé à autre chose. Il ne s'était tout simplement pas attendu à avoir à faire à elle si rapidement. A la fréquenter tout simplement. Ils n'avaient jamais été fichus de se fréquenter par le passé, alors pourquoi maintenant ? Le karma, il fallait croire, s'abattait sur lui.

L'éclat de voix le surprit un peu. Encore une fois, l'Alessandra qu'il pensait connaître se superposait mal avec la réalité. Une autre chose l'avait aussi frappé. Cela faisait longtemps qu'il ne s'était pas fait remettre à sa place de la sorte par une fille. C'était un peu honteux qu'il avouait en avoir perdu l'habitude. A une ou deux reprises, Seth tenta d'en placer une, sans succès. Sa bouche n'avait fait que s'ouvrir sans jamais avoir le temps de former une syllabe intelligible. Alessandra ne devait pas vouloir qu'il réponde car elle décolla rapidement en l'enjoignant de l'accompagner. Ce qu'il fit après un instant, trop bon et con qu'il était. Qu'aurait-il pu faire d'autre de toute façon ? Il n'était même pas sûr d'avoir le droit de se déplacer si loin sans son chaperon.

Telle une tornade, Alessandra avait traversé de nombreuses rues. Le menant vers un lieu qui lui était douloureusement familier. Le pas de Seth avait perdu de la vigueur lorsqu'il avait reconnu leur destination. Même si les bâtiments avaient subi des changements, il n'aurait pu oublier le quartier de son enfance. Il s'était arrêté un peu derrière la jaguar, le regard perdu sur les maisons. Aurait-il été capable de retomber sur l'endroit où il avait grandi ? Soudain, il se retrouva tirer en avant et trébucha légèrement dans sa tentative pour suivre le mouvement. Elle l'avait violemment entraînée à sa suite vers une fenêtre devant laquelle ils se plantèrent. Alessandra maintenant toujours son poignet prisonnier.

Seth n'aurait pu s'attendre à ça. A cette leçon qu'elle lui faisait. Un peu idiot, il observa les gamins avant de détourner la tête. Il se sentait un peu trop voyeur du bonheur des autres. D'un geste sec, il finit par se dégager et recula de quelques pas.

— C'est bon, j'ai compris. cracha-t-il avec agacement.

Il n'avait jamais cru être avare d'excuses, mais les mots refusèrent de sortir. Même si elle avait raison dans ce qu'elle disait, il l'admettait. Seth se sentait stupide de ne pas avoir accepté plus tôt de continuer un travail qu'il avait fait suite à la rébellion, mais il ne pouvait oublier tout le reste. Pas comme ça, pas si vite.

— Toi, tu connais vraiment pas la demi-mesure. Soit t'es muette, soit tu laisses pas les autres s'exprimer.

Il s'agissait plus d'un commentaire que d'un reproche. Il se trouvait encore une fois surpris de l'avoir tant entendue.

— Réconcilier passé et présent, c'est pas aussi facile que tu ne le penses.

En grandissant, on changeait, on s'affirmait. Seth n'avait jamais douté qu'il en serait de même avec Alessandra. Aussi éteinte avait-elle été, elle avait évolué. Aujourd'hui, Alessandra était une fichue emmerdeuse. Il pouvait le dire désormais. Il lui était impossible de dire si elle agissait de cette façon avec tout le monde ou si il était une exception. Les paris étaient ouverts sur ce point. De toute évidence, il l'agaçait et la jaguar cherchait toujours à avoir le dernier mot. A raison, même si l'ego de Seth peinait à l'admettre complètement.

Plus blasé que réellement conciliant, il leva les mains en signe d'apaisement. Ses yeux dérivant très clairement vers le ciel. Non, cela ne dérangeait pas Seth qu'elle communique mais il préférait s'éviter une nouvelle crise. Ces meufs sont pénibles, pensa-t-il sans réellement s'en vouloir cette fois. Il ne jetait pas toute la gent féminine dans le même panier, seulement les jaguars. Il y avait apparemment un caractère que l'on développait en vivant sur ce territoire.

La suite ne manqua pourtant pas de piquer son intérêt. C'était ce qui se rapprochait le plus d'une confession intime de la part d'Alessandra. Au fond, le problème avec elle était que les questions demeuraient. Il avait fini par apprendre de la bouche de Kahlan qu'ils étaient une fratrie, ce qui avait expliqué à quel point le jaguar s'était montré défensif. Mais jamais Seth n'avait su pour Alessandra. Elle restait un mystère que le gamin de dix ans qu'il avait été n'avait jamais pu résoudre.

Seth avait toujours été résilient mais il était de ceux qui avait besoin de temps. Chaque choc dans sa vie, il l'avait traité avec de longues périodes de vide. Il était resté tel une coquille vide durant presque une année après s'être fait attrapé par les aigles. Ensuite, il avait travaillé pour se faire accepter et faire de ce nouveau territoire sa maison. Cette fois-ci, il avait pensé avoir évolué parce qu'il y avait Swann. Il n'était plus tout seul. En vérité, pendant tout ce temps, Seth n'avait pas réellement avancé. Le deuil de sa nouvelle vie avait à peine débuté. Voilà pourquoi tout ce qu'était les jaguars était pris comme une sel frotté sur une plaie.

Malgré la difficulté que cela représenta, il s'efforça de ne pas se tourner vers l'agression en réponse. A dire je et pas tu.

— C'est difficile pour moi. avoua-t-il avec faiblesse. Je sais bien que les jaguars ont changés. Mais être ici, ça me fait du mal. Je pense à mes parents et à la vie qu'ils auraient pu mener s'ils avaient tenu quoi, deux ans de plus ?

Seth savait bien que refaire le passé était la pire des choses. Il savait aussi que jamais ses parents n'auraient pu se taire durant si longtemps. De ce dont il se souvenait, ils étaient des gens courageux et berçant la justice trop près de leur cœur.

— J'ai survécu à la saison polaire grâce à ma colère. Vis à vis de mon clan ou même des jaguars. La moindre petite excuse était bonne à prendre. Je sais que c'est un problème. Que je suis le problème ici.

Ce n'était pas des choses que Seth admettait avec facilité. Il dut pourtant reconnaître les bienfaits de cet accès de sincérité. Avec Alessandra, ça avait été facile. Il s'en était déjà tellement pris dans la figure à cause de cette fille, s'était ridiculisé tellement de fois. Être déprécié ou vu comme le dernier des idiots n'aurait été qu'une fois parmi tant d'autres. La sincérité avait été une option viable car il était prêt à tout entendre en retour. Le mal avait déjà été fait et elle n'avait plus les armes pour faire pire.

La conversation coulait avec plus de facilité. C'était comme si un bouchon avait été ôté pour permettre au flux de se faire naturellement. Seth sentit un peu de ses mauvais sentiments s'estomper. Il ne savait toujours pas sur quel pied danser avec Alessandra, mais il trouvait au moins les mots. Dans cet état d'esprit, accepter les réponses de la jeune fille était aussi plus facile. Il se laissa même surprendre par cette drôle de forme de positivité. Lui n'était pas aussi positif sur le sujet. Difficile d'accepter la colère comme une énergie lorsque l'on avait été porté par l'admiration et le besoin de rejoindre son modèle durant si longtemps. Pourtant, ça n'avait pas toujours été le cas. A l'époque de sa soumission, seul une poussée d'orgueil lui avait permis de se relever. Il avait voulu laver son honneur après son échec en tant que libre. Il avait ressenti le besoin de se prouver qu'il pouvait le faire, qu'il était capable de s'adapter à un clan qui était si différent et qu'il n'avait pas choisi. L'histoire se reproduisait, mais l'orgueil n'avait pas sa place ici. Pour Alessandra, la colère ferait néanmoins l'affaire.

Seth se demanda un instant si elle devait sa réussite à une telle émotion mais la conversation ne se prêtait pas à ses questions. Il la rangea donc avec les nombreuses autres qu'il avait au sujet de la jaguar.

Par se canaliser, il supposa que Alessandra suggérait un entraînement. L'idée était tentante. Toute sa vie, il l'avait passé à se perfectionner. Seth s'était longuement entraîné pour devenir ce qu'il était. Aujourd'hui, son corps ne semblait pas vraiment en état de reprendre le rythme.

— J'étais sentinelle. répondit-il par réflexe avant de se gratter la tête, soudain mal à l'aise. Enfin, avant. J'ai été fine lame mais ça n'a pas duré longtemps.

Un aveu qui sortait mal pour différentes raisons. De toute façon, elle n'aurait pas pu faire grand chose de cette information. C'était un grade qu'il n'obtiendrait plus jamais. Pas qu'il le désire vraiment et qu'il l'ait un jour réellement désiré. Tout avait été une histoire de circonstances.

L'incompréhension, puis la surprise. Les réactions quant à son ancien grade étaient toujours sensiblement les mêmes. Les yeux s'agrandissaient et, dans le meilleur des cas, la personne peinait à offrir une réponse. Dans le pire des cas, il récoltait un rire. L'histoire n'avait pourtant rien d'une plaisanterie. C'était vexant mais il ne pouvait pas leur donner tort. Seth n'avait jamais eu ça en lui. Un brusque accès de violence sous l'émotion était une chose. Faire souffrir sur ordre en était une autre. Ses performances pendant la traque avaient été pitoyables. Il n'avait dû son salut qu'à Enzo.

— Je sais. répondit-il d'une voix un peu bourrue. T'es pas la première à le remarquer.

Seth fut soulagé de ne pas la voir s'attarder sur le sujet. Alessandra lui proposait même du concret, quelque chose qui manquait cruellement à sa vie.

La jaguar faisait des efforts, c'était une évidence. Cela poussa Seth a en faire lui aussi. Il accepta donc la main tendue plutôt que de se rebiffer sous prétexte qu'il estimait ne pas avoir besoin d'aide.
Il esquissa un léger sourire à la proposition.

— J'y suis passé il y a deux saisons pour voir ta chef. Je n'ai pas vu grand chose mais c'était mon premier passage là-bas. Je ne m'attendais pas à ce que ce soit si chaleureux.

Les lieux étaient bien différents du QG des aigles. On y voyait des gens vivre et communiquer. Il était clair que ce n'était pas uniquement un lieu de pouvoir où l'on se rassemblait pour travailler. La différence était encore plus flagrante avec les souvenirs qu'il avait de l'ancien quartier général jaguar. Un lieu autour duquel il ne valait mieux pas s'éterniser et d'où se dégageait toujours une énergie lugubre. A la dure, Seth avait appris que si on y entrait au côté d'une sentinelle, on en ressortait rarement indemne. Voire, on en ressortait pas du tout.

La blague était maladroite mais il était facile de choisir de rire au milieu de la tension. Seth se prit à se laisser porter par le courant. Alessandra continuait à multiplier les efforts pour que leurs interactions fonctionnent et il n'en revenait pas encore tout à fait. Ils étaient tellement loin de tout ce qu'il avait imaginé. Même si les choses avaient changées aujourd'hui, l'idée le touchait. Pour des raisons différentes et cette forme de nostalgie qu'elle n'aurait pu comprendre.

— Non, je ne pense pas que j'aurais été bâti pour ça. glissa-t-il presque humblement.

Les messagers méritaient d'être respectés. Ils abattaient un travail colossal à leur façon lorsque le clan le leur demandait. Il ne fallait pas non plus sous-estimer leur condition physique. Seth avait toujours été trapu et un peu lourd, bien loin d'un sprinteur. Ses rondes de sentinelle n'avaient fait que le rendre endurant.

— Je suis venu pour proposer l'aide des aigles après la rébellion. Eli a accepté que je le fasse puisque c'était mon idée. Ça épargnait ses messages aussi, je suppose.

Il n'aimait pas parlé du blond et cela s'entendait. Seth se rendit néanmoins compte trop tard qu'il avait fait une erreur. Elle était la dernière personne avec qui il aurait dû parler de cet homme.

Il s'empressa donc d'ajouter :

— Pardon. Je me doute que le sujet ne doit pas être plaisant pour toi.

Tout ce qui concernait Eli ne l'était pas pour lui non plus mais leurs cas étaient différents. Alessandra avait été sa raison principale de détester le blond jusqu'à ce que ce point là aussi change avec les évènements.