Les conséquences de l'éboulement s'étaient jetées sur elle dès la sortie du bâtiment en ruine. A l'intérieur, malgré le désastre, Yulia s'était trouvée comme dans une bulle. Cela avait vite changé. L'urgence de la situation avait demandé que tout le reste soit mis de côté. Sans un mot, le regard peinant à croiser celui de Violette, elle avait décroché les doigts du bras qu'elle lui avait offert pour passer un obstacle. Un merci s'était glissé hors de ses lèvres avant qu'elle ne glisse derrière sa vieille armure. Aussi émotionnellement blessée soit-elle, elle avait un devoir à remplir en tant que tireuse d'élite. La suite était un peu floue, mais elle se souvenait avoir retrouvé les siennes et des efforts qu'il avait fallu faire avec les autres pour rassembler les vipères et s'assurer que les pertes n'étaient pas trop importantes. Malgré les noms manquant à l'appel, il avait fallu se remettre en route. Ainsi avait commencé la longue marche pour se sortir de ce guêpier. A la nuit tombée, ils n'avaient pu que s'écrouler dans le premier recoin sécurisé venu.

Au milieu de tout ça, Yulia se souvenait aussi d'être passée entre les mains expertes de Rory pour qu'elle s'assure que cette blessure ne s'infecterait pas. Dans ces conditions, il n'y avait rien d'autre à faire. Le repos n'était pas possible et elle se refusa à piocher dans les réserves de remèdes pour aider avec la douleur. Aussi dérangeante soit la douleur, elle avait quelque chose de karmique et Yulia se sentait dans l'obligation de l'endurer sans aide.

Le calme venu le lendemain était troublant en comparaison de ce qui avait été vécu. Yulia ne pouvait nier qu'elle était physiquement soulagée d'arrêter tôt d'escalader les ruines. Mais avec l'arrêt venait les pensées. Raison pour laquelle elle n'avait guère cherché à se reposer. Sa paillasse de fortune n'était même pas encore installée. Elle était passé d'un endroit à l'autre, trouvant toujours un détail dont s'occuper. Des gens à éviter, aussi.

Cette fois-ci, Leonor n'en faisait pas partie.

Yulia s'en voulu un peu de ne pas l'avoir considérée lorsqu'elle se fit arrêter aussi rudement. Elle s'en voulu aussi de toujours mettre de côté son amie de toujours. Revenir en rampant vers quelqu'un à qui on avait fait du tort n'avait rien d'aisé.

— Je n'en mourrais pas, Len. dit-elle avec une vigueur qui s'éteignit tout aussi vite. Rory me l'a affirmé.

Malgré sa jeunesse, personne ne pouvait nier que la sous-infirmière avait eu un bon professeur. En l'absence de Charlotte, Yulia lui avait offert toute sa confiance. Là n'était pourtant pas la question.

— Tu n'as pas trop souffert ?

A première vue, Leonor ne semblait pas mal en point, mais Yulia s'en voulu une nouvelle fois de ne pas s'être soucié de ça plus tôt. Elle faisait décidément une belle égoïste.

Yulia ne fut pas étonnée de voir son inquiétude être récompensée d'un coup de fierté bourrue. Elle scruta un instant son amie, les sourcils quelques peu froncés. Len savait prendre soin d'elle, aucun doute là-dessus, mais trop souvent elle faisait ce choix. Elle aurait pu pousser mais l'autre vipère n'était de toute évidence pas d'humeur pour ça. Il serait toujours temps de la confronter là-dessus plus tard. Sauf si plus tard ne vient jamais parce que tu repousses toujours tout. Tu le regretteras. Comme tu as regretté de ne pas avoir été assez là pour Anton. Plus sombre, Yulia baissa les yeux. Elle s'était faite avalé par des pensées qu'elle aurait préféré éviter d'avoir. Ce n'était pas nouveau. Ne pas laisser son esprit tourner à vide était la raison pour laquelle elle évitait de s'arrêter depuis des semaines.

Elle releva soudainement la tête, frappée par le changement de sujet. La brusquerie de Leonor était coutumière et elle n'aurait pas voulu qu'elle soit autrement mais ce qu'elle abordait restait très frais. Violette. Comment avait-elle pu penser un seul instant qu'elle pourrait flouer Len sur ce plan là ? Cette fois-ci, elle avait été particulièrement peu discrète, mais il y avait eu les autres fois. Yulia s'en voulait d'avoir manqué de prudence. Mais surtout elle s'en voulait de ne pas avoir partagé cet élément-clé de sa vie avec celle à qui elle ne cachait habituellement rien. Même ses plus sombres secrets étaient en sécurité avec Leonor. Violette était pourtant restée dans l'ombre. Sans doute que sans ça, Yulia n'aurait pas eu l'occasion de s'enfoncer autant durant la saison polaire. Elle avait scellé son cercueil elle-même avec ses cachotteries.

Il y avait le cas Violette et puis il y avait le reste. Le discours de Len était tout aussi douloureux. Yulia l'avait blessée par son attitude. Bien sûr, elle le savait déjà. Même sur le moment où elle avait agit comme une garce, elle en avait été consciente. Elle ne faisait que le remarquer encore, d'une façon plus marquée encore. Tu ne la mérites vraiment pas. A ça, elle n'avait rien à répliquer. La vérité était là. Moche, mais réelle.

— Tu ne devrais pas me reprendre comme ça, Len. souffla-t-elle, sentant ses yeux picoter un peu. Tu mérites plus que la vérité. Même si je n'aurais jamais assez de mots pour m'excuser après ce que je t'ai fait.

Ce n'était pas tout à fait nouveau venant de Leonor mais Yulia eut quand même un mouvement de recul. Juste un pas comme pour encaisser les mots. Elle fixait son amie, interloquée. L'énergie de réagir, de se rebeller contre tout ça, lui manquait tout simplement. De toute façon, Len ne semblait pas vouloir lui laisser le droit à la parole. Une fois lancée, elle ne s'arrêtait plus. Avait-elle pour autant tort ? Non. Yulia n'avait même pas envisagé cette possibilité. Son amie lui parlait avec ses tripes et elle se devait de l'écouter. Broncher aurait sans doute été une insulte supplémentaire dans ce contexte.

Une excuse demeurait au bord de ses lèvres mais elle s'abstint tout autant de la laisser s'échapper.

— Ok. souffla-t-elle simplement, pour ne pas relancer la machine. J'crois que même Anya ne m'a jamais passé un tel savon.

Ce n'était pas une plaisanterie, mais elle en rit quelques instants. Le commentaire était sorti spontanément.
Timidement, Yulia osa enfin croiser le regard de Leonor mais elle ne pu pas le soutenir très longtemps. Elle préféra fixer sa botte. Sa bouche s'ouvrit, comme si elle allait parler, mais seul un long soupir s'en échappa. Et puis, elle se lança.

— C'est pas elle, Len. Elle ne m'a pas brisé le cœur. Je l'ai fait. A de multiples occasions.

Entendre Len dire ça aurait dû la rassurer mais c'est le contraire qui se passa. Yulia se rembrunit un peu. Elle n'avait décidément pas idée de sa bassesse, pourtant elle était sans doute la personne qui la connaissait le mieux dans ce monde. Elle ne se leurrait pas, Leonor avait aussi conscience de ses mauvais côtés. Pas de celui-là de toute évidence. Sans doute car Yulia n'avait jamais été poussée si loin dans ses retranchements. Après l'affaire Kahlan, elle s'était sentie comme anesthésiée durant un long moment. Cette fois-ci, elle avait eu besoin de recracher toute cette douleur avant qu'elle ne déborde d'elle-même avant de se distancer de tout.

Pour la première fois depuis longtemps, Yulia se trouva dans la bonne position pour confier les choses comme elles venaient. Honteuse mais consciente que c'était de Len qu'on parlait. Elle avait à plus d'une occasion prouver qu'elle ne lâcherait pas sa main, même durant les pires périodes.

— J'étais pas tout à fait moi-même. commença-t-elle avant de soupirer, un peu agacée de ne pas trouver les bons mots. Tu le sais déjà mais pas comme ça. J'ai l'impression que trop de jours se sont écoulés pour les souvenirs que j'en ai. J'étais comme en pilotage automatique la plupart du temps. Mais avec elle, tout est si clair.

Un instant perdue, Yulia fixa ses mains tremblantes. Comme si c'était elles qui avaient abattu Violette et non ses mots.

— Je voulais lui faire du mal. J'ai encore cette sensation à moi. Celle que j'ai ressenti à ce moment là. Et ça me dégoûte.

Avec force, elle effaça une larme qui s'était mise à couler sur sa joue.

— Avec les autres, c'était différent. Avec toi aussi. Ils me rappelaient trop que Anton était plus là. Puis je ne pouvais pas supporter votre inquiétude. Je me sentais faible. Je voulais pas craquer. Si je craquais, j'avais peur que cette fois ce serait la bonne. Que je n'arriverais plus à me relever. Alors, je vous ai tenu à l'écart. J'ai été odieuse pour que vous compreniez le message. ça tenait du réflexe. Je faisais ce qu'il fallait pour ne pas ressentir.