The leap ;

année 41- ST2 jour 87 (matinée)

Voir venir un nouveau jour se lever était presque irréel. Au-delà des mots prononcés au fil des heures, Yulia ressentait profondément cette sensation de ne pas être passée loin de la fin. Elle le ressentait au plus profond de son âme. Une vérité qui lui donnait l'impression que tout avait changé sans que cela soit réellement le cas. Elle n'aurait su dire ce qui viendrait après. Elle ne désirait pas vraiment y penser non plus. Avec cette matinée qui commençait, une autre vérité prenait de la place. Il allait falloir affronter l'après. Prendre conscience des pertes, de toutes ces personnes qu'elle avait accepté de tuer en participant à cette mission. Elle avait comme un poids coincé au niveau de la poitrine. Un rocher qu'elle n'était pas certaine de pouvoir faire disparaître avant un moment.

Il lui faudrait aussi affronter ses proches. Depuis que Leonor l'avait fait bouger, elle n'avait jamais été suffisamment cohérente que pour prendre réellement conscience de ceux qui l'entouraient. Il y avait eu des visages, des silhouettes qu'elle avait cru reconnaître mais même ses souvenirs étaient recouverts d'une sorte de brume. Len avait été le seul élément tangible. Sa présence, sa seule certitude.

Rassemblant tout ce qui lui restait de courage pour lutter contre la fatigue qui l'abattait encore, Yulia se força à se redresser. Elle prit le temps de se concentrer sur sa respiration et se frotta longuement les yeux avant de jeter un regard à la ronde.

— C'est toi. sortit-elle, ses yeux s'écarquillant sous le choc.

Rien n'aurait pu la préparer à ça. A ce que la première personne qu'elle croise du regard soit une étrangère qu'elle était pourtant sûre de reconnaître.

Elle avait entendu parler de la ressemblance. Yulia n'y avait pas réellement cru, ne s'y était pas attachée. Même maintenant elle ne l'avait pas reconnue à cause de leur supposée ressemblance. Non. Dans ses traits, dans ce regard, elle voyait des morceaux de l'homme qu'elle avait vu toute sa vie comme un héros. Son roc. Sans doute la personne qui lui avait fait le plus de mal. Lena était sa fille, il n'y avait aucun doute à avoir. Tout comme on ne pouvait douter du fait qu'il était son père à elle. Yulia avait tout pris de lui, laissant l'apparence solaire de sa mère à son cadet. Tellement qu'on se doutait rarement de leur lien. Mais, face à Lena, elle ne pouvait nier que ce doute là non plus ne serait pas permis.

— Lena. C'est ça ? tenta-t-elle, perdue dans ses émotions.

Elle avait toujours su que ce moment arriverait un jour. Une part d'elle avait même tenté de l'imaginer. Aucun scénario ne concordait pourtant avec ce qu'elle vivait.

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année 41- ST2 jour 87 (matinée)

Pourquoi maintenant ? Elle ne pouvait pas s'empêcher de se le demander. Une question de fond qui occupait peu de place en comparaison du reste. Un détail qui impactait pourtant. Des bons moments, il n'y en aurait jamais. Son père - leur père, Yulia s'efforça de se rattraper - leur avait arraché cette chance. Il n'avait fait que leur mettre des bâtons dans les roues avant de se retirer lâchement de l'histoire. La situation actuelle n'avait rien de favorable à une discussion calme et saine. Yulia se sentait trop faible. Tout son corps douloureux, la fatigue se glissant dans chaque craquement et irritant ses nerfs. Une éternité la séparait du dernier moment où elle avait pu faire un break sans avoir l'impression que la moitié de son monde lui dégringolait sur les épaules. Faire face à sa fille, à Lena, faisait remonter beaucoup de choses. Ses erreurs et cette vrille dans laquelle elle avait été coincée étaient trop frais.

Le moment n'aurait pas pu être plus mal choisi. Et pourtant, elles y étaient. Face à face sous ce qui semblait être un coup du hasard mais qui ne l'était pas vraiment. Lena était ici pour une raison. Elle était là, parmi tous les gens que Yulia considérait comme siens, parce qu'elle faisait déjà partie de la famille. Là où elle aurait dû être depuis le début.

Yulia savait ce que cela représentait. Les avoir. Baigner dans leur chaleur. Quelque chose qu'elle avait perdu lorsqu'elle avait décidé de partir. Cela n'avait pas duré si longtemps que ça à l'échelle d'une vie mais le manque avait été douloureux. Il lui avait appris la peur. Aucune comparaison ne pouvait être faite entre leur situation mais elle aurait été incapable de lui souhaiter ce qui lui était arrivé. D'avoir manqué d'une sécurité familiale qu'elle aurait dû obtenir sans jamais avoir eu à la mériter.

Au fond d'elle, au-delà de la blessure évidente et des mauvais sentiments qu'elle avait pour son père, Yulia le détestait aussi pour une raison qui n'était pas si égoïste. Elle ne comprenait pas non plus comment il avait pu en arriver là. Qu'est-ce qui lui avait fait suffisamment peur que pour qu'il décide de cacher à tout le monde l'existence de cette enfant. Qu'est-ce qui avait bien pu être suffisamment fort que pour qu'il en devienne aussi cruel avec Lena. Yulia n'était même pas certaine qu'il l'acceptait vraiment. Il ne lui avait pas semblé en tout cas, lorsqu'il lui avait enfin parlé.

Les dégâts qu'elle avait fait en son nom, en partie en tout cas, étaient encore comme des charbons brûlants qu'elle avait dans les mains. Elle avait fait payé les erreurs de son père aux autres. Elle avait été particulièrement injuste parce qu'elle n'avait pas été capable d'évacuer sur lui tout le mal qu'il lui avait fait. Qu'elle n'avait pas été capable de lui faire comprendre à quel point elle le détestait pour cette décision, plus encore après Anton.

Mais plus maintenant. Yulia ne voulait plus refaire cette même erreur. Elle ne voulait plus blâmer la mauvaise personne. Encore moins celle qui en avait le plus souffert. Aussi dur que ce soit, elle s'efforça donc d'enterrer un peu de ces émotions qui flambaient en elle. Faire le tri semblait impossible pour l'heure. Cela ne devait pas l'empêcher d'essayer de conserver son calme. Elle pouvait - ne voulait plus - être cette bombe prête à exploser à chaque instant.

Cela ne voulait pas dire que c'était facile. Ou que la remarque de Lena ne lui fit pas serrer un instant les poings. Ce n'est pas elle. Elle baissa la tête et souffla doucement, les yeux posés sur la couverture tachetée de sang. A ce qu'elle prenait pour un reproche se mélangeait la voix de quelqu'un d'autre et Yulia ne savait pas exactement pourquoi. Elle avait le sentiment que l'histoire était destinée à se répéter.

Son incapacité à trouver les bons mots la frustrait. Qu'était-elle censée dire ? De toute évidence, Lena s'était déjà fait son idée sur qui elle était.

— Pas toi. Pas comme tu aurais dû. souffla-t-elle enfin avec l'impression de marcher dans un champ de mine. Je suis désolée.

Dans l'histoire, ce n'était pas à elle de s'excuser. Yulia n'avait pas choisi que les choses se passent comme ça. Elle n'avait pas choisi que son père prenne cette décision et la prive d'être là.

Depuis qu'il avait parlé, Yulia avait toujours cru que cette jalousie primale qu'elle avait ressentie serait toujours l'émotion la plus forte. Qu'elle ne pourrait voir que ça lorsqu'elle rencontrerait Lena pour la première fois. Qu'elle ne ressentirait que cette peur de ne plus être assez pour son père, cette impression de pouvoir réellement le perdre au profit de quelqu'un d'autre. Mais maintenant elle avait déjà la sensation de l'avoir perdu parce qu'il n'avait jamais été clair avec les règles. Et Yulia était fatiguée de se battre. Elle n'avait cessé de le faire. Pour voir briller de la fierté dans son regard. Le remercier de tout ce qu'il avait fait pour elle. Pour mériter son amour. Pour l'avoir toujours lui, prêt à se battre à ses côtés lorsque le soutien de sa mère était plus frivole et trop souvent entièrement dirigé vers Anton dont elle se sentait si proche. Elle n'en avait pas tenu rigueur à son frère. Ce n'était pas sa faute après tout. Il n'y pouvait rien si, quoi que leurs parents puissent dire, il y avait des préférences.

L'attitude de leur père n'était pas plus la faute de Lena. Et même si c'était différent parce qu'elle avait profondément aimé Anton et que Lena n'était encore qu'un concept, la jalousie et la peur restaient en sourdine. Des émotions présentes mais étouffées par le reste. Par le rugissement plus lancinant d'une tristesse qu'elle ne s'était pas attendue à ressentir.

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année 41- ST2 jour 87 (matinée)

Yulia se sentait faire gaffe après gaffe. Avait-elle vraiment une bonne réponse à fournir ? Elle était incapable de se mettre à la place de Lena. Elle ne pouvait s'empêcher de penser que si cette dernière était encore là, c'était bien qu'elle désirait quelque chose. Même si partir était compliqué dans cette situation, elle aurait pu nier son existence. Il lui semblait tout du moins. Elle avait besoin de trouver un sens à tout ça. Essayer paraissait être le premier pas. Vu d'où Yulia revenait, c'était le minimum.

Lena avait vraiment eu l'art de toucher un point sensible. Comme les autres. Thiago lui avait déjà fait assez de reproches à ce sujet. A l'entendre, elle lui gâchait la vie juste en existant. Comme si seule sa place à lui était inconfortable.

— Tu crois que c'est moi qui l'ait mise là, cette barre ?

Pendant tout ce temps, il l'avait traité comme sa fille unique. Elle était l'aînée, quelque chose qui n'aidait pas. Avec Anton, la connexion était plus difficile, probablement à cause de la présence omniprésente de leur mère. Tout ça venait avec des responsabilités. Yulia se devait d'assurer et de faire oublier le fait qu'elle avait trahi le clan qui l'avait vu naître.

Si elle ne pouvait pas comprendre la position de Lena, la réciproque semblait possible. Ça allait dans les deux sens.

— J'ai vécu la moitié de ma vie dans un autre clan. A ne le voir que de temps en temps. Atteindre ses attentes, c'était tout ce que j'avais pour me rassurer que j'étais assez pour lui.

Les mots voulaient sortir et elle ne pouvait pas les arrêter.

— Alors non, pas désolée pour ça. Il ne m'a pas plus laissé de choix qu'à toi. Désolée qu'un type que j'aimais et en qui j'avais confiance t'ait fait ça. Nous ait fait ça. Désolée de t'avoir détesté les premiers jours pour les mauvaises raisons et de t'avoir vue comme le problème alors que, pendant tout ce temps, c'était lui.

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année 41- ST2 jour 87 (matinée)

Apprendre la vérité avait été la partie facile. Yulia s'en rendait compte désormais. Le moment avait été particulièrement douloureux et l'avait poussée dans une spirale dont elle sortait à peine. Elle avait eu mal, si mal, le cœur brisé par trop de raisons. Mais dans un mécanisme de défense destructeur, elle avait su quoi faire. Ce n'était pas forcément mieux. Au moins, elle avait eu l'impression d'avoir un semblant de contrôle sur la situation. Aujourd'hui, Lena était réelle. Une fille trop jeune pour ce qu'elle avait vécu. De toute évidence pleine de souffrances. Bien loin de l'ennemie qu'elle s'était imaginée. Yulia avait ses mauvais côtés mais elle était rarement insensible à la souffrance des autres. Même si Lena n'était que sa sœur en théorie, la voir comme ça la touchait. La sentir si solitaire était douloureux. Son incompréhension quant aux agissements de son père ne faisait que de grandir. Comment avait-il pu la laisser s'enfermer de la sorte ? Les parents ne voyaient pas tout, elle le savait pertinemment, mais le mal-être de Lena ne semblait pas invisible.

Agir en conséquences était difficile. Yulia doutait de tout. Surtout, elle ne voulait pas faire de promesse en l'air. Enrober de sucre cette situation. Ce n'était que le premier jour de sa vie où elle était réellement consciente de qui était Lena. Mais elle ne pouvait pas rester silencieuse non plus.

— Je comprendrais que tu ne veuilles rien avoir à faire avec moi. Ce serait normal après ce que tu as vécu.

Même si c'était injuste, la rancœur ne se contrôlait pas. Les émotions étaient beaucoup trop compliquées que pour être régies par la tête. Leur père lui avait mis une cible sur le dos, Lena n'avait eu aucune raison de l'ignorer pendant tout ce temps. Yulia savait pertinemment qu'elle aurait sans doute été bien pire dans son cas.

— Je sais que la solitude est séduisante quand tu souffres. Que c'est rassurant de se faire oublier. Tu as cette illusion de contrôle. Mais tu ne trouves pas ça étouffant à force ?

Question purement rhétorique, elle ne voulait pas forcer Lena à parler. Ses mauvaises passes lui avaient permises d'apprendre certaines choses à la dure. Elle avait nourri beaucoup de regrets vis à vis de ce qu'elle avait fait. Peut-être était-ce le cas de Lena aussi. Et peut-être aussi que tout dans le fond, elle regrettait de ne pas réussir à se laisser respirer. Qu'elle désirait autre chose.

— Pour moi, tu existes maintenant. Je ne veux pas prétendre que ce n'est pas le cas et recommencer comme avant. On ne se connait pas, je le sais bien. Ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas essayer. Même si ça doit prendre beaucoup de temps. Si tu veux.