Alice & Théa

année 41, saison intermédiaire, jour 73

I have a message

J’apprenais le matin même par la bouche de Noâ que j’étais promue messagère assignée aux Vipères et pourtant, je me préparais déjà pour ma toute première mission en tant que telle. Ce n’était pas une surprise parce que j’avais été entraînée et préparée dans ce but, mais j’avais toujours préféré voir cette opportunité comme hypothétique. Dans un monde comme le nôtre, tout pouvait changer si soudainement. Tous les plans pouvaient être revus et rediscutés à tout moment. Qui aurait pu prévoir la rébellion ? Personne. Avec tous les morts qu’elle avait entraînés avec elle, celle-ci avait causé bien des changements de dernière minute. Peut-être que si ce massacre n’avait pas eu lieu, la discussion n’aurait même pas été mis sur le tapis. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que ça avait précipité les choses. Sans cette saison polaire pour arrêter le système, ça aurait même pu être beaucoup plus rapide et peut-être qu’à ce moment-là, j’aurais été jugée trop instable. Tout était une question de timing et j’aurais tout simplement pu louper le coche. Après tout, les premiers jours après l’horreur, je ne me reconnaissais pas. J’étais quelqu’un d’autre. Je me permettais enfin d’exprimer tout ce que j’avais contenu trop longtemps en moi. J’avais enfin défendu celle qui le méritait depuis toutes ces années. Moi. Suite à ça, j’aurais pu ne pas croiser Zeke et, selon la suite logique, je n’aurais pas eu la discussion avec Noâ. Celle-ci aurait pu mal tourner. Néanmoins, cette dernière raison n’était pas suffisante pour m’interdire une telle montée. Notre chef pensait au clan. Elle pouvait bien se dire égoïste, elle mettait de côté ce qui pouvait l’être pour le bien et l’avenir des Jaguars. Il fallait être complètement stupide pour ne pas le comprendre.

Il avait fallu l’entendre dire ces mots pour que je comprenne que c’était la réalité. Cependant, je n’avais pas eu le temps de l’assimiler. Je me retrouvais déjà dans l’armurerie, à piocher parmi les arcs à flèche. Le couteau et l’arc en ma possession, je m’étais dépêchée pour rejoindre le convoi. Roxanne était déjà installée dans la voiture. J’étais heureuse et soulagée qu’elle m’accompagne. Je pouvais difficilement nier la tension qui montait. Je me mettais naturellement la pression. On pouvait douter de l’utilité des messagers, j’avais compris que tout se jouait lors de ces rencontres. Enfin, après les rencontres entre chefs. Il ne s’agissait pas juste de délivrer un message. Le plus important était, dans un premier temps, de cerner son interlocuteur. J’avais eu la chance d’avoir Roxanne qui était consciencieuse. Elle m’avait décrit Théa dans les grandes lignes, en fonction des informations qu’ils avaient déjà pu récolter. C’était un atout majeur de savoir à qui on allait avoir à faire. Le messager était l’un des représentants les plus visibles du clan, avec le chef et le second évidemment et, de ce fait, avait la lourde tâche de servir la diplomatie. La subtilité résidait dans le fait de connaître les codes et d’user habilement du langage non verbal. La forme importait plus que le fond. Sans celle-ci, le fond ne serait même pas pris en compte. D’autant plus dans un contexte d’entre-deux. Je ne le savais que trop bien. Je ne voulais pas donner plus longtemps l’image d’un clan poubelle. Ce temps était révolu. Il n’y avait aucune comparaison possible entre Noâ et Joshua, aucune.

La voiture avait déjà démarré et pourtant je ne disais rien. J’étais trop nerveuse. Avec tout ça en tête, je me sentais honorée et la petite voix venait casser mes rêves. Je pouvais rater. C’était une possibilité. Alors, naturellement, je ne voyais que ça. Enfin, il fallait quand même relativiser un moment. Je ne pouvais pas m’empêcher de me dire que le choix aurait pu être beaucoup plus désastreux. Aurais-je souhaité être assignée aux Dragons ? Absolument pas. La question ne se posait même pas. Avec leur réputation de clan rustre, fermé et dur et avec deux hommes à leur tête, je n’aurais certainement pas fait long feu. Oh, ça aurait pu être un défi mais je préférais éviter ce genre de défis. Parler à des hommes, ce n’était pas un exploit mais des hommes bourrus qui pourraient me voir comme une petite chose à mettre mal à l’aise ? On connaissait mon passif avec les hommes bourrus… Cette idée me fit grimacer. Juste grimacer. C’était un exploit que je n’avais pas pu réellement constater jusqu’à ce moment. C’était presque inouï mais pas réellement surprenant. Les mains posées sur les genoux et emmitouflées dans des gants, je regardais tout autour de nous. J’avais beau savoir que c’était logiquement la même chose en dehors des frontières qu’à l’intérieur de celles-ci, ce silence avait quelque chose de surréaliste quand on connaissait la réalité de Paris lors des saisons tempérées. Mais là, ce n’était clairement pas une saison de ce type.

On approchait et la voiture s’arrêta un peu avant d’arriver aux frontières du territoire ouest. Là, Roxanne me donna un dernier conseil, celui qu’elle n’avait cessé de me répéter jusque-là : il fallait que je fasse redescendre cette pression pour me montrer calme et que je ne doute pas de mes compétences. Noâ ne m’aurait pas choisi sans ça, précisa-t-elle finalement. Je la remerciai avant de m’avancer. Une fois arrivée aux frontières, les sentinelles m’arrêtèrent instantanément. C’était légitime. « Je suis la nouvelle messagère des Jaguars. J’ai un message de la part de ma chef. » En gage de bonne foi, je retirai mon gant droit sans plus attendre pour leur montrer ma marque et puisqu’elles ne semblaient pas broncher, je leur tendis mes armes comme le voulait la coutume. Elles m’indiquèrent de les suivre. Curieuse, j’observai les alentours. C’était bien la première fois que je mettais les pieds dans ce territoire. Il était donc naturel que je sois un peu attirée par la nouveauté. D’autant que si tout se passait bien, j’allais revenir. Imprimer autant de choses que possible serait donc utile dans l’affaire. On dut marcher un bon moment et le silence s’imposait. En même temps, qu’est-ce qu’on pourrait bien se raconter ? C’était l’occasion rêver pour prendre le dessus et maîtriser ses émotions avant la rencontre. Elles m’avaient fait entrer dans le quartier général et l’une d’elles étaient déjà repartie chercher leur chef. Je n’avais plus qu’à patienter dans le silence le plus complet.

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Alice & Roxie

année 41, saison polaire

what a beautiful view

Si je n'étais pas angoissée quand je parlais aux autres, je me rendais bien compte après avoir parlé un peu dans le vide que je n'aurais certainement jamais osé quelque chose de cette trempe avant d'avoir parlé à Zeke et puis à Noâ, avant d'avoir mis tous ces vieux démons là où ils le méritaient ; dans un coin très enfoui de mon cœur, pour ne pas oublier et ne plus laisser qui que ce soit avoir une telle emprise mais sans qu'ils ne prennent toute la place qu'ils avaient. Même si je m'en rendais compte, je ne voulais pas fuir. C'était un bon indicateur de changement. Je n'avais aucune raison de fuir les autres qu'ils soient Jaguars, Vipères, Dragons ou de ces rescapés, anciennement Aigles. Ma jauge était de nouveau à un seuil correct. Je voulais me montrer plus ouverte et telle que j'avais toujours été depuis que je n'étais qu'une gamine. Je ne serai sans doute jamais extravertie, je garderai certainement quelques secrets pour moi mais plus au point de risquer pour ma propre vie. J'étais plus équilibrée que je ne l'avais jamais été depuis dix ans maintenant. C'était peut-être tout ça qui influençait mon regard. Jamais le territoire ne m'avait semblé aussi apaisant et aussi beau. Ce regard nouveau et forcément biaisé par les épreuves que j'avais vécues. Alors, oui, je pouvais concevoir qu'il pense autrement. Son passé n'était pas le mien. J'étais suffisamment ouverte et toujours très intéressée d'en découvrir plein sur les autres pour admettre ça volontiers. Lui, en tout cas, ne semblait pas se poser toutes ces questions ni être dérangé qu'on l'interpelle. Tant mieux. « Pardon, j'étais un peu perdue. » Dans mes réflexions peut-être trop personnelles pour être dévoilées. Le petit jardin secret qui peut paraître ridicule. « Je dois bien être la seule à trouver le territoire joli et chaleureux quand il est pratiquement vide. » Je n'avais pas franchement de ça pour m'afficher mais il fallait croire que ça ne suffisait pas. « Moi, c'est Alice. » Je lui tendis la main, ce qui pouvait paraître anodin mais c'était toute une épreuve pour moi. S'il ne se dépêchait pas, il y avait fort à parier pour que je cache ma main dans ma poche. Je luttais férocement contre la fuite. Le contact était ma hantise, même après tout ça mais il ne me connaissait pas assez pour le comprendre. « Et toi ? »

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Alice & Roxie

année 41, saison polaire

what a beautiful view

Il ne voulait pas s'attarder sur les excuses que je venais de lui présenter. Je pouvais me dire qu'il ne faisait pas de chichis. Peut-être était-ce la maturité qui allait avec l'âge, puisqu'il m'avait l'air à peine plus âgé que moi. Était-il Membre ou non ? Il était difficile de répondre à la question puisque les nouvelles règles en place depuis la rébellion donnaient le droit à des Anciens âgés de moins de vingt-cinq ans de repasser le Test et, s'il était réussi, de reprendre leur service. Cette règle était logique et ne pourrait que nous aider. En plus, ils nous apporteraient la sagesse et la maturité après avoir fini leur service classique. « Probablement pas. Ça peut être rassurant de le voir si tranquille après tout ce qu'il s'est passé. » Ce n'était pas à moi qu'il fallait le dire. Un peu de tranquillité depuis la fin de la rébellion, c'était comme un renouveau dont j'avais eu besoin et il était donné, même si ce n'était pas dans de bonnes conditions, malheureusement. « C'est comme ça que je vois les choses. Je suis parfois plus sereine sur un territoire désert qu'à l'intérieur, surtout dans la salle commune. » Ce n'était pas un reproche vis-à-vis de la vie dans le quartier général en pleine saison meurtrière, je n'étais tout simplement pas armée pour une telle proximité.

« Roxas. » Ce prénom me rappelait étrangement celui de Roxanne. A quelques détails près. Pour ce que ça apportait comme information sur lui, c'était autre chose. En parlant de Roxanne, il me donnait cette même impression de maturité et de réflexion autour du clan, même si c'était dans des circonstances particulières. Je ne le connaissais pas suffisamment pour m'avancer dans cette comparaison. La main tendue le perturba et je compris que j'y allais peut-être un peu bizarrement pour les autres. Une sombre habitude que je n'aurais su expliquer, par ailleurs. J'espérais simplement ne pas le mettre trop mal à l'aise.

« Alice, donc. Qu'est-ce que tu fais lorsque le monde n'essaye pas de nous geler sur pieds ? » J'aimais beaucoup la façon qu'il avait d'amener les choses. Son ton était léger là où la situation était relativement critique. Cette touche d'humour, consciente ou non, avait son charme. Ça m'arracha même un rire timide. « Beaucoup de mon temps est consacré à ma formation avec Roxanne. Noâ espère faire de moi une prochaine Messagère. Le reste du temps, j'essaie de découvrir la vie au sein du quartier général. » Je marquai une pause. « Je ne suis pas la plus à l'aise, alors j'apprends. » La révélation était peut-être inadéquate et maladroite face à quelqu'un qui ne me connaissait pas. Les présentations ne ressemblaient pas à ça, en général, ça avait tendance à rebuter l'autre.