« You didn't know ? Wait. Aren't you friends or somethin' ? » C'est désagréable. Ta coéquipière a cette façon de prononcer le mot friends, comme si il se trouvait entre deux énormes guillemets pleins de doutes. Elle n'a pas tort et c'est là tout le problème. C'est pour ça que ça blesse. Parce que vous étiez amies, ça tu en es sûre, et que tu veux espérer que vous l'êtes encore un peu. Que vous êtes quelque chose au moins. Tu te rassures comme tu peux. Tu te leurres toi-même depuis trop longtemps. La preuve : tu dois être la dernière à savoir. Tes petites tactiques volent en éclats et toi avec. « What ? » Tu répètes. La question formant un écho dans ton esprit qui ne s'arrête plus. What ? Malgré tout tu n'attends pas la réponse. Que peut-elle bien savoir ? Elle élabore, les lèvres pincées dans une moue ennuyée mais tu n'entends rien. Tu cherches frénétiquement le trou dans ton sweat-shirt pour y passer la tête. Tu en ressors toute ébouriffée et les joues plus rougies encore qu'elles ne l'étaient après l'entrainement. « Where are you going ? » Tu es déjà au niveau de la porte des vestiaires. Désintéressée de tout. De la lanière de ton sac qui te cisaille la poitrine parce que tu n'as pas pris le temps de l'ajuster. De ta camarade qui te rappelle les milkshakes que l'équipe s'est promise d'aller boire après cette séance assassine. De cette distance que tu comptes bien courir malgré la fatigue qui ankylose déjà tes jambes. Rien de tout ça ne t'importe. Tu dois juste savoir. L'entendre de la seule qui détient la vérité. Tes pas te portent hors de l'école, puis dans la rue. Les vingt minutes de marche quotidiennes en deviennent dix maintenant que tu n'es plus si tranquille. Tu dépasses ta maison, ignore la facilité que représenterait le fait de passer par-dessus la palissade comme tu l'avais tant fait enfant. Aujourd'hui tu ne t'en sens pas le droit. Alors tu continues. Tu tournes à l'angle et martèle le bitume des pieds avant de tourner encore. Quatre habitations et tu y es. La maison n'a pas changée. La réflexion n'est pas nouvelle. Tu te la fais à chaque fois que tu passes par ici. Et à chaque fois la nostalgie alourdit tes mouvements. Tu montes les trois marches te séparant du porche. Ton poing cogne plusieurs fois contre la porte. Trop, sans doute. Tu ne sais même pas pourquoi tu as ignoré la sonnette. Ton énergie te lâche un peu durant l'attente. La réalité te frappe. Les mains en appui sur les cuisses, l'air difficilement avalé, tu tentes de te reprendre. La pression dans ta poitrine n'aide pas. La porte s'ouvre. Tu te redresses un peu trop vite, des étoiles te dansant devant les yeux. C'est lorsque tu es forcée de faire un pas en arrière que tu constates que tu as légèrement perdu l'équilibre. Mais ta stupide condition humaine semble peu importante à l'instant. « Is that- » Tu souffles une mèche de cheveux qui s'est frayée un chemin entre tes lèvres. Te donnes aussi l'occasion de prendre une nouvelle inspiration, de trouver ton courage. Etrange que tu en ais besoin face à elle quant elle est celle qui a tenu trop souvent ta main pour te soutenir face aux épreuves. « Is that true ? Are you leaving ? »

Les piles se multipliaient depuis quelques jours dans sa chambre. Elle avait beau savoir qu'elle reviendrait, que tout resterait bien en sécurité ici, et qu'un oubli ne serait pas si difficile à récupérer, faire les bons choix semblaient important. Elle ne voulait pas avoir de regrets, qu'importe qu'ils soient temporaires, et ne voulait pas non plus partir avec trop de choses inutiles. Seulement, dans cet endroit où elle avait passé la majorité de sa vie, il y avait des traces du passé partout, de petits rappels qui ne manquaient pas de la plonger dans ses pensées. Elle passait alors des dizaines de minutes à feuilleter un livre jusque là oublié ou à tenter de donner du sens à une babiole abandonnée sous son lit. Assisse au milieu de la pièce, un fond de musique lui tenant compagnie, elle loupa les coups frappés à la porte au début, mais l'insistance du bruit finit par l'attirer dans le couloir. A cette heure, elle était seule et n'attendait personne, mais les visites n'étaient pas si rares. L'urgence des coups frappés était par contre plus étonnante. Elle pressa un peu le pas jusqu'à pouvoir ouvrir la porte et tomba nez à nez avec Nadya. La bouche s'ouvrant un peu sous la surprise, elle chercha des mots qu'elle n'était pas certaine d'avoir, un peu soucieuse quand même de la voir aussi essoufflée. Elle ne savait tout simplement pas quoi dire face à quelqu'un qu'elle ne s'était pas attendue à voir. Pourtant, elle aurait dû savoir que cela le produirait, une part d'elle avait peut-être simplement espéré que cette étape serait sautée. Depuis combien de mois n'avaient-elles pas eu une vraie conversation ? Son départ ne changerait pas grand chose, même si la blonde semblait penser le contraire vu son état.

- Yeah.

Une réponse simple et qui se suffisait à elle-même, mais déjà plus d'informations poussaient pour sortir. Bloquant l'entrée de la maison de son corps, elle croisa les bras sur sa poitrine dans un réflexe. Elle n'était pas à l'aise, elle ne pouvait pas le nier, et, très vite, elle détourna le regard, préférant s'intéresser à un vélo qui passait sur le trottoir d'en-face.

- I'm going to live with my father for a while. Mom's idea. It will do me good, apparently.

Il y avait du vrai dans ce raisonnement, mais elles savaient toutes les deux que la raison était grande, masculine et très présente dans la vie de sa mère depuis un moment. Elle voulait profiter de ce nouvel amour qu'elle avait trouvé sans l'avoir dans ses pattes et Sidonie n'était même pas sûre de lui en vouloir pour ça. Ici ou chez son père, cela ne changerait pas grand chose. Si ils avaient une vision différente de la parentalité, ils brillaient tous les deux par leur présence sporadique.

- Who knows ? A fresh start might not be a bad idea.

Pendant une seconde, elle n'avait pas pu s'empêcher de regarder Nadya, la regarder vraiment comme elle ne l'avait plus fait depuis un long moment. Un pincement familier vint lui serrer la poitrine en réponse, un signe de plus que la vie lui offrait peut-être vraiment ce dont elle avait besoin.

« Yeah. » Et ton monde qui s'écroule. Abattu par quatre lettres et un désintérêt peu convaincant. Tu la connais trop bien. Discernes les signes. La carapace qui se manifeste si rarement. Plus souvent ces derniers temps en compagnie de cette distance. C'est l'adolescence avait dit un adulte bien pensant. Les gens changent. Les amitiés se défont. Tu as ta part de responsabilité. Il y a des efforts que tu aurais pu faire. Pour ta défense tu pensais disposer de quelque chose de trop précieux : de temps. A seize ans on pense qu'on a la vie devant soi. Que les occasions ne manqueront pas. Mais les erreurs se payent à tout âge. Tu te frottes à une douloureuse leçon. Pourtant tu aurais dû savoir. Apprendre des épreuves. Seulement pourquoi aurais-tu dû le faire avec elle ? Sidonie ne se perdait pas. Tu t'en étais persuadée avec toute la force d'une peur bien enfouie. Les signes avaient été ignorées et tu l'avais prise pour acquise. Rassurée par les moments où vous vous retrouviez parce qu'il était si facile d'être à nouveau dans son orbite dès que les pressions extérieures disparaissaient. Durant les après-midi d'été passées à l'ombre ou les soirées froides emmitouflés sous un plaid devant un film idiot, juste à deux, tu avais eu la sensation de goûter à une sensation d'infinité. Avant d'être happée par le reste du monde à la rentrée. Les heures passées ensemble devenaient des minutes. Quelques mots échangés dans les couloirs de l'école, un signe de la main depuis ton jardin. Pourtant tu as la sensation qu'elle est toujours celle qui te connait le mieux. Qu'avec elle tout est réel là où ton quotidien auprès des autres est artificiel. Alors pourquoi ? Pourquoi en êtes-vous là ? Pourquoi as-tu été aussi bête ? « I'm going to live with my father for a while. Mom's idea. It will do me good, apparently. » No. No, no, no, no. Quelle idée ridicule. Stupide. Tes lèvres se pincent douloureusement et tu sens la même crispation dans tes phalanges. Sa mère ne sait rien. Comment peut-elle faire ce choix quand elle ne la connait pas ? C'est dans tes bras que Sidonie s'est débarrassé de son surplus de larmes, auprès de toi qu'elle a laissé échappé sa frustration. Les parents ne valent pas mieux que les maîtres de chiens qu'ils trouvent désobéissants. Les siens ne sont pas différents quant à tes yeux ils n'ont vraiment pas à se plaindre. « Who knows ? A fresh start might not be a bad idea. » Tu fais un pas en avant, te glisse dans cette légère ouverture qu'elle t'offre lorsque vos regards se croisent. Elle t'en veut. Tu le penses en tout cas. Elle a de bonnes raisons pour ça. Mais encore une fois le temps manque. Ton esprit saute d'une idée à l'autre. Tentes de s'accrocher. Tu luttes contre l'envie de refermer les bras autour d'elle. L'emprisonner là pour qu'elle ne puisse pas partir. « A fresh start from what ? » Tu glisses doucement avant de t'emporter. « You have no one there. And it's the middle of the year. Doesn't she remember what it's like to be in highschool ? Fucking bitch. » La fin sort dans un grommellement fracassé par tes dents. Ta colère sincère malgré une pointe d'attachement pour cette femme. Ce n'est pas vraiment une mauvaise personne. Elle peine juste à être mère. Tu peux difficilement lui reprocher d'avoir choisi de le devenir malgré son absence d'investissement car sans elle tu n'aurais pas eu Sidonie.

Il lui aurait été facile de reculer, la porte était béante derrière elle, un repli stratégique était donc parfaitement envisageable. Seulement, dans un moment de faiblesse, elle se laissa approcher, son cœur se vengeant vite en accélérant ses battements. Son regard se fit d'autant plus fuyant malgré les efforts de la blonde et elle pria toutes les instances qui l'écoutaient que ses joues n'allaient pas se mettre à rougir. Elle sentait la pointe de ses oreilles chauffer un peu et se félicitait déjà de les avoir laissé libre sur son dos plutôt que de choisir l'efficacité de son habituelle queue de cheval. Heureusement, Nadya les débarrassa vite de ce début d'ambiance trop intime avec son éclat et elle se sentit respirer plus aisément. Elle pouvait gérer cet touche d'énervement, il lui arracha même un petit sourire. Elle n'aurait sans doute pas dû accepter qu'on insulte sa mère aussi facilement, tout le monde ne l'aurait pas pu d'ailleurs, mais être sa meilleure amie venait avec ce privilège. D'autant plus alors que celle-ci était la première personne à s'offusquer de la sorte de la situation.

- I don't know. Stuffs.

Elle accompagna cette réponse pour la moins claire d'un haussement des épaules. Elle ne pouvait vraiment pas se permettre de s'étendre sur ce crush avec la cible même de son affection. Pour détourner l'attention, et parce qu'elle n'était pas encore prête à voir partir Nadya, elle choisit d'être masochiste. Après un regard derrière son épaule inutile, l'absence d'autre habitant dans la maison n'allait pas changé en deux minutes, elle revint vers son amie et relâcha les bras.

- Do you... Hm... You know, want to help me with the boxes or something ?

Après tout, elle allait partir, elle n'avait plus grand chose à perdre à s'autoriser cette proximité et à profiter d'un peu de temps seule à seule avec elle. Au pire, elle se donnerait d'autres pensées sur lesquelles ruminer lorsqu'elle serait loin, ce qui ne changerait pas la donne.

« I don't know. Stuffs. » Elle est désagréable cette sensation. Tu es persuadée qu'elle te cache quelque chose. Et elle en a tous les droits. Tu n'es pas sûre de pouvoir prétendre mériter sa confiance. Une part de toi espère que tu l'auras toujours un peu. Mais là elle n'a aucune raison d'avoir envie de communiquer. Tu lui as sauté dessus par surprise à cause d'un ultimatum dont tu ne connaissais pas l'existence jusqu'ici. C'est minable. Désespéré mais minable. Tu ravales toutes les questions qui se bousculent. Et l'impression d'avoir loupé un évènement énorme te reste comme un poids sur la poitrine. Tu t'attends à te faire chasser après ça. Tu cherches bien autre chose à dire mais les mots sont trop nombreux, s'emmêlent. « Do you... Hm... You know, want to help me with the boxes or something ? » De façon surprenante elle te sauve. Tu hoches vite la tête. Trop vite sans doute. Tu crains qu'elle ne revienne en arrière. Qu'elle te dise d'oublier ça. Mais tu as dit oui maintenant. Trop tard, une voix trop gamine en toi veut clamer. « Sure. I can do that. I'm better with trash bags but I can figure boxes too. » Tu parles trop. A croire que vos rôles sont inversés. Tu lui glisses un sourire nerveux, ajustes la lanière de ton sac. Tu piétines un peu sur place aussi. Attendant une invitation formelle pour entrer il faut croire.