Common ennemy ;

année 41- SI jour 76 (soirée)

Elle avait encore sur la langue comme un goût ferreux. Un goût de sang. Tous les membres tremblants, Yulia resta appuyée les deux paumes contre la table. Il lui était difficile de retrouver une respiration stable, pourtant, c'était la clé pour retrouver son calme. Et dieu qu'elle en avait besoin. Les minutes s'étaient écoulées depuis le départ de son père, mais elle le sentait encore présent. Chacun de ses mots la hantait douloureusement. J'ai une sœur. Cette simple pensée fit monter en elle une véritable vague de dégoût qu'elle eut bien du mal à refouler. Devoir refouler les larmes avait déjà été une mission trop épuisante. Clignant rapidement des yeux pour chasser l'humidité qui s'était agglutinée au bord de ses paupières, elle osa un regard autour d'elle. Son esclandre avait été vite oublié. Qu'importe que tout ne soit que feint, elle n'aurait pas pu supporter trop longtemps tant de regards sur elle. Il aurait été plus simple de partir, mais Yulia n'était pas certaine de ce qu'elle ferait une fois qu'elle serait seule. Elle n'était pas prête à le découvrir. Pas encore.

Avisant le bar, elle sentit une boule se former dans sa gorge en constatant que seule Esfir était présente pour gérer la salle aujourd'hui. C'était bien sa chance. On pouvait littéralement parler d'une journée de merde. La peur de la solitude restait néanmoins plus forte que tous les commentaires acerbes qu'aurait pu lui adresser sa cousine. Cela ferait l'affaire. Les jambes toujours un peu flageolantes, elle se fraya un chemin entre les tables jusqu'au bar. Dans un premier temps, elle s'y appuya simplement. Elle avait bien l'envie de s'asseoir, mais elle n'aurait su dire si elle pourrait se relever après ça. Elle craignait de s'effondrer dès qu'elle n'aurait plus à tenir sur ses deux jambes.

— Donne moi un verre. souffla-t-elle d'une voix si faible qu'elle se détesta immédiatement d'avoir parlé. Un costaud.

Il y avait ce sale goût ferreux que Yulia voulait laver à l'alcool. La douleur à l'intérieur de sa lèvre à force de l'avoir trop mordue n'en serait que plus forte et lui donnerait ainsi une occasion de penser durant une seconde à autre chose. Peut-être oublierait-elle ainsi qu'elle-. Non. Elle ne pouvait vraiment pas le penser. Il était trop tôt encore.

En cet instant, Yulia aurait pu souhaiter le réconfort. Qu'une personne vienne la plaindre et la couvre d'encouragement. Ce n'était pas le cas. Sa seule envie se tournait vers la normalité. La nouvelle avait trop chamboulé son existence pour qu'elle ne puisse supporter encore un changement. La pique lancée par sa cousine tomba donc à pic. Pour ça, Esfir n'était jamais décevante. Elle restait cette sale môme désagréable qui avait un jour décidé de lui en faire baver sans que Yulia ne comprenne vraiment ce qu'elle avait fait pour mériter un tel traitement. Elle avait abandonné l'idée de comprendre depuis le temps. Ce n'était pas qu'elle ne regrettait pas les bons moments appartenant au passé, mais elle avait compris qu'elle n'aurait jamais aucun pouvoir sur rien avec Esfir. Cette fille avait l'inconstance du vent.

— Toujours agréable. railla-t-elle, toujours un peu faiblarde.

Yulia n'avait même pas cherché à se renseigner sur l'animal. Elle avait déjà vu sa juste part de rats en centre neutre et on ne pouvait pas les décrire comme esthétiquement plaisant. Le message était passé. Elle avait une sale gueule et ne s'en étonnait pas. Comment aurait-il pu en être autrement avec l'impression saisissante de s'être promenée sous une chute de grêlons qu'elle ressentait ?

Elle attrapa le verre dès qu'il fut posé devant elle, l'avalant d'une traite. Les yeux fermés, elle fut soulagée de pouvoir se concentrer sur la brûlure dans sa gorge et le picotement provoqué par l'alcool. Yulia redéposa son verre et le tapota de l'index pour en commander un autre.

C'était curieux d'entendre Esfir l'interroger de la sorte sur cette visite. Ce n'était pas anormal non plus, comme elle l'avait pointé, elle vérifiait que sa famille n'était pas visée, mais Yulia en resta bouche-bée une seconde. Il était possible que ce soit le plus que Esfir lui ait dit depuis un bon moment.

— J'aurais préféré.

Elle prit une nouvelle gorgée, tentant de se convaincre de répondre. Il faudrait bien qu'elle l'admette à quelqu'un un jour. Esfir n'était pas pire qu'une autre. Au contraire, elle ne prendrait pas de pincettes à propos de cette fille.

Yulia prit une autre gorgée. Un peu de courage liquide. Elle inspira longuement, comptant à rebours. Trois. Deux. Un.

— Il a une autre fille.

Bombe larguée.